« Assaut à la nuit » de Roussan Camille

— Par Jean-Durosier DESRIVIERES

camille_roussanTopographie inventée, dans l’attente du jour

Une lecture d’Assaut à la nuit1 de Roussan Camille2

Il est des poèmes et des poètes qui vous obligent à vous attarder dans leur univers, à y prendre pied, en dépit de tout. Indigénisme, négritude, négrisme, « noirisme »… tout cela peut vous irriter. Rien que des théories, des concepts, des idées à générer crainte et méfiance perpétuelles chez certains lecteurs. Mais le chant poétique – hors tout champ catégorique, carcéral, hormis son propre champ, ouvert, en marge des œillères – stipule toujours un possible émerveillement. Serait-il ainsi de celui de Camille ?

J’ai passé des nuits quasi inassouvies avec Camille. Entre nous, un poème, un complice, une jeune femme : « Nedje ». Je l’ai traînée avec moi, en maints lieux clairs-obscurs : café, cabaret, piano-bar, hôtel, et que sais-je encore. Elle épouse toutes les inflexions de ma voix, tous les caprices de mes lèvres, mon souffle, au gré du rythme, de la mélodie, du poids de ses propres mots et de l’élan du cœur brûlant les planches. Je dis :

Tu n’avais pas seize ans,

toi qui disais venir du Danakil

et que des blancs pervers

gavaient d’anis et de Whisky,

en ce dancing fumeux

de Casablanca. (« Nedje »)

Et l’émotion se présente, toujours solennelle, exquise. A chaque fois, ton histoire soulève des âmes, « Nedje ». Tu convies malgré toi des cœurs insensibles à essuyer une larme sournoise, au détour de ta souffrance désarmante ; toi, chevauchée par

Les marins en manœuvre,

les soldats en congé

les touristes désoeuvrés

qui ont broyé ta poitrine brune

de tout leur vaste ennui de voyageurs (« Nedje »)

Rappelle-toi, « Nedje », c’est toi qui m’as conduit vers ces autres plages de perles rares, presque à ton image, tristement joyeuses et révoltées, toutes ouvertes dans ce même imenu espace qui assure leur structure : Assaut à la nuit.

Les premiers mots de cette composition poétique – Assaut à la nuit, précisément – nous viennent par « Vagues » : premier poème. Elles nous entraînent, dès le premier vers, « au fond des mers tropicales », dans les abysses, la profondeur. Mais encore, au fond des nuits enfumées d’ennui, de méfaits et d’errances, en résonance avec les nuits des temps de barbarie subis par ceux qui, « semés aux sillages des négriers », n’avaient guère de voix : « des peuples anonymes / dont les muscles [sont] dissous / au jeu souple des vagues ». Et l’on comprend que cette joie – côté poésie – angoissante – côté histoire – de descendre dans les souillures flamboyantes des nuits surpasse toute postulation vers Satan tel que le voudrait Baudelaire. Bien qu’enfin de compte la nuit soit « nourrice du désespoir et du péché » (« Nocturne »).

Premier poème : autre seuil du recueil ou prolongement du seuil ? A la cinquième strophe, comme dans un tombeau, sommeille ce vers marquant le centre du quintil : « monter à l’assaut de la nuit ». Ce clin d’œil au titre qui trône sur la couverture ne saurait tromper la vigilance du lecteur le plus distrait. Un titre sans doute perfide. Car la nuit, loin de subir l’offensive du poète, serait plutôt celle qui le hante, l’habite, le séquestre :

[…] guet-apens de l’âme et de la chair

la nuit ne m’a jamais laissé.

Je l’ai baisée si fort,

tant haïe,

et tant aimée,

que je la porte

en ma peau noire,

en mes yeux noirs,

en mon cœur noir. (« Nocturne »)

C’est Rimbaud, injuriant la Beauté, assise sur ses genoux. La nuit, s’édifiant dans son corps, obsède notre noctambule, au point que l’Assaut à la nuit se lirait plutôt comme un Assaut de la nuit. Situation que le poète, trappeur de lune et d’étoiles, voudra constamment renverser dans l’espace textuel.

Toute la qualité du poète en tant que sujet agissant se décrypterait à travers une certaine intention d’enquête et de quête. Le journaliste semblerait parfois précéder le poète qui, motivé par la recherche d’informations et de sensations au plus profond de l’espace nocturne, aboutit enfin aux blues et aux complaintes des tavernes, aux chants des navires, des mers et des fleuves, aux valses des salons et au jazz endiablé des usines, scandant « le divin tapage des bielles rédemptrices » (« Espoir »). Et toujours tout près de tout cela, des nègres, des frères : leurs chants douloureux inspirent ceux du poète, pareils à des récits de cris nourris de fibres mélancoliques, de silences, de souffrances et de fausses gaietés traversant tant de lieux :

J’ai traîné ma faiblesse

aux boulevards indifférents

de neuf capitales.

Je marchai les yeux fermés,

l’esprit fermé,

parmi les frères agonisants

dans la nuit de moi-même (« Poison dans le cœur »)

Assaut à la nuit : un recueil de poèmes tel un journal. Il suffit de penser à celui de Blaise Cendrars :

On a beau ne pas vouloir parler de soi-même

Il faut parfois crier

Je suis l’autre

Trop sensible3

Et de reconnaître tout de suite, en paraphrasant Magritte, que ceci n’est pas un journal. Quand bien même des indices ou des aveux du poète le laisseraient entendre. Pourtant, les textes témoignent de tant d’itinéraires et de tant de personnages (entre)croisés, de tant de temps et de places visités, inventoriés, remémorés et inventés.

Dans le poème de Roussan, le langage est traité de façon tel que le texte devient un récit raté représentant les aventures d’un sujet et de quelques êtres de papier, des fantômes littéraires, des ombres momentanées, embarqués sur le bateau de l’imaginaire de l’aède lançant des « Appels » aux « frères de toutes parts » avec l’amour de ses yeux et le geste de ses mains chercheuses d’aurores.

Les « Vagues » du premier poème nous ramènent au temps « des cadavres ensablés des caravelles », temps de mainmise et de mort injustifiée. Les « Soutiers nègres » des temps modernes ne sont pas moins en péril : loin de s’accommoder du « voyage de fête », ils font plutôt revivre

[…] cet autre voyage

que nous fîmes jadis

de la lointaine Afrique

aux îles atlantiques. (« Soutiers nègres »)

Le poète paraît (re)connaître, de près comme de loin, la « Litanie des îles », toutes ces îles petites, fragiles, « filles des sismiques orgies », irriguées de fleuves de sang et de sueur. De « l’estuaire du Congo » à l’Artibonite, via le Mississipi, le poète habite et est habité par tous les « Fleuves ».

Notre âme est faite,

comme les fleuves,

de trésors à peine cachés

et de mille élans sans barrières

comme les cavalcades des soirs de rapt. (« Fleuves »)

Le poème prend quelquefois l’allure d’un conte constellé, échappé pourtant à toute magie. L’on voit des nuits illuminées pour mieux éblouir les consciences, mieux dissimuler les faux rires, mieux étouffer la mélodie éraillé des dancings, écorcher les remords et ignorer la fiesta des balles qui anéantissent tout, « dans la nuit madrilène » en l’occurrence.

Un jour,

sur un bateau plein de lumières…

Voilà le début de « Soutiers nègres » qui en vaut bien un il était une fois. « Un jour », temps indéfini. Intemporalité qui fait vite place à l’imparfait (« qui faisait un voyage de fête ») et au passé simple (« je vous vis en sueur »), marques du récit. Le décor est installé. L’on peut donc découvrir au fil du libre cours des vers la belle aventure du navire qui chantait et à laquelle se joignaient les chansons torturées des hommes et des femmes noires.

Le « Front haut », le poème de Camille, voudrait faire échec à toutes les nuits resplendissantes, quoique humiliant, grossièrement, l’homme. Le poème de Camille se veut une exigence de promesse. Il faut donc revoir, interpeller les légendes les plus engageantes, hautement symboliques :

Une nuit,

en Galilée…

Un autre conte n’épargnant point le « Christ » qui « mit des mains calleuses de pêcheurs / en de blanches mains d’artistes. » Qu’il renouvelle les Pâques ! Des Pâques où les mets et les boissons « feront librement le tour de la table ». Des Pâques annonçant de meilleurs jours, célébrant une autre alliance.

Comment ne pas entendre entre les lignes du « Christ » de Camille, une résonance du poème-prière fleuve de Cendrars, « Les Pâques », écrit à New York un soir de l’an 1912, en pleine crise de foi :

Seigneur, la foule des pauvres pour qui vous fîtes le sacrifice

Est ici, parquée, tassée, comme du bétail, dans les hospices.

[…]

Seigneur, ayez pitié des peuples en souffrance.4

Ayez pitié de « Nedje » dont son cœur est en attente d’un nouveau bonheur, « lorsqu’aux aurores nouvelles » elle retournera danser pour tous ses héros, morts ou vivants. Ayez pitié de « Sola », la prostituée, à l’écoute de « l’appel prodigieux / de la simple vérité des jours ». Ayez pitié de ceux qui n’ont pas pu achever leur grand geste « aux heures où l’avenir / appelle le passé par-dessus le sommeil / amoncelé entre leurs feux » (« Heures inachevées »). Ayez pitié aussi du poète qui a des étoiles à cueillir :

Ah ! tremble, vieux monde magnifique et triste,

Car voici le temps de ma récolte d’étoiles. (« Front Haut »)

D’actions de grâce en blasphèmes, d’images surprenantes en figures (ré)percutantes, de réseau d’assonances et d’allitérations en écho sonore, de refrains en répétitions – assurant, assumant la mise en abîme même du chant – la chanson de Roussan se répond à elle-même, affrontant textuellement tous les continents, flirtant avec tous les temps et les lieux infâmes, réels ou recréés, dans l’espoir de bouleverser les cœurs les plus arides pour que soit renversé ce monde inique plongé dans l’absurdité insoupçonnée des nuits merveilleuses, dépourvues souvent des lumières bienfaisantes de la conscience.

Des îles australes

jusqu’au Nil

ma mélodie s’étendait

comme un fleuve de cristal.

Mais pendant trois siècles,

des vaisseaux noirs

promenèrent leurs effroyables proues

dans toutes les eaux

où vibraient ma mélodie […] (« Notre chanson »)

Le poète refuse, malgré son impuissance, de mettre son chant en berne sur le dôme de la nuit ou de l’engloutir dans l’immensité de son âme généreuse. Le poète refuse de se réveiller avec « des désirs asphyxiés, / des cadavres d’amours, / des squelettes de rêves… » Le poète prend la nuit à bras-le-corps, occupant à la fois la lumière et l’obscurité, sillonnant tous les espaces, épiant toutes les lèvres hypocrites, communiant avec tous les tourments des hommes, en espérant les rayons liminaires et radieux du soleil levant.

Jean-Durosier DESRIVIERES

Fort-de-France, Martinique, le 31 août 2004.ii

1 Roussan Camille, Assaut à la nuit, Montréal, Québec, Ed. Mémoire d’Encrier, 2003.

2 Roussan Camille est né le 27 août 1912 à Jacmel, Haïti. « À 24 ans, Camille visite des pays de l’Europe, où il observe, et les réceptions fastes des bourgeois et les conditions difficiles du petit peuple. Il rentre en Haïti en 1940, non sans une escale obligée, en temps de guerre, à Casablanca, ville qui va l’inspirer, comme on peut le voir dans le poème « Nedje » de son premier recueil, Assaut à la nuit, publié en Haïti à compte d’auteur. » Voir le site « Île en île » : http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/camille.html

3 Blaise Cendrars, « Journal », Poésies Complètes, vol 1, Paris, Ed Denoël, 2001, p. 65 et 66.

4 Blaise Cendrars, « Les Pâques », Poésies Complètes, vol 1, Paris, Ed Denoël, 2001, p. 7 et 8.

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