Assata Shakur, une Angela Davis oubliée

— Par SYLVIE LAURENT Enseigne l’histoire des Afro-Américains à Science-Po —
Sur la liste des «terroristes» les plus recherchés par les Etats-Unis figure désormais, pour des faits remontant à 1971, une militante pour la libération des peuples noirs.

Joanne Deborah Chesimard, alias Assata Shakur, sur des photos non datées fournies par le FBI. (Photos FBI.Reuters)

Joanne Deborah Chesimard, alias Assata Shakur, sur des photos non datées fournies par le FBI. (Photos FBI.Reuters)

Sur la liste des «terroristes» les plus recherchés par les Etats-Unis figure désormais une femme dont la tête est mise à un prix conséquent : 2 millions de dollars à ceux qui permettront sa capture. En mai 2013, Assatta Shakur est ainsi érigée au rang d’ennemie combattante de l’Amérique alors qu’elle est depuis 1984 à Cuba où elle a obtenu le statut de réfugiée politique. Shakur est une fugitive, en cavale depuis son évasion de prison en 1979. Pour ceux qui l’ont condamnée et réclament son extradition aujourd’hui, elle est une tueuse de policiers. Pour d’autres, elle est une prisonnière politique qui a fui un déni de justice, des années de harcèlement policier et de brutalité pénitentiaire. Mais quel que soit le regard porté sur son passé, il s’agit d’événements survenus il y a quarante ans. On s’interroge sur l’anachronisme de sa mise à l’index qui étonne beaucoup outre-Atlantique. Quel est ce crime imprescriptible qui lui vaut de voisiner aujourd’hui avec les sbires de Ben Laden ?

Joanne Chesimard, jeune Afro-Américaine de New York, prend en 1970 le nom d’Assatta Shakur, signe de son engagement politique en faveur de la libération des peuples noirs dont elle réclame l’émancipation au sein du Black Panther Party for Self-Defense (BPP) et de la Black Liberation Army (BLA). Comme de nombreux Afro-Américains dans les années 70, elle ne se satisfait pas de ce que la génération précédente a obtenu par la non-violence. Révolutionnaires, les militants du «Black Power» réclament le pouvoir au peuple, la fin des institutions racistes et exhibent leurs armes. Les plus radicaux, au sein de la BLA, organisent braquages et explosions de bâtiments publics. L’époque est à la guerre du Vietnam, à la violente contestation de la jeunesse et aux émeutes urbaines. En 1971, Shakur, accusée d’avoir tué un policier blanc lors d’une fusillade où elle-même fut blessée est envoyée en prison. Sœur de lutte d’Angela Davis qui dut faire face à la même justice à charge (dont le procès est relaté dans Free Angela Davis actuellement sur les écrans) elle proclame son innocence. Mais si Davis échappa de peu à la peine de mort et prouva le caractère inique des crimes qui lui étaient reprochés, Shakur fut – après avoir été blanchie des huit autres chefs d’inculpation – jugée coupable du meurtre et condamnée à la prison à vie. Les doutes sur sa culpabilité sont plus que conséquents. Mais on avait mis une «terroriste» hors d’état de nuire.

Dans les années 70, nommer ainsi les Angela Davis et autres Assatta Shakur permettait, de justifier les actions souvent illégales et immorales commises par le FBI. Son premier président, J. Edgar Hoover était persuadé que les Noirs militants des droits civiques formaient une cinquième colonne du communisme. La mise à l’index du BPP (comme avant lui du révérend Martin Luther King Jr. qualifié par Hoover de «Noir le plus dangereux du pays», ce qui ne manque pas de sel pour un prix Nobel de la paix) et le harcèlement criminel dont ils furent victimes de la part du FBI est aujourd’hui abondamment documenté par les historiens. Tous les mouvements pour les droits des Noirs des années 60 et 70 furent infiltrés et discrédités. Les qualifier de «terroristes» et relayer ce mot-clé dans des médias complaisants, organiser des complots policiers pour les circonvenir et organiser des procès à charge furent des méthodes traditionnelles pour le service en charge de leur traque, Cointelpro (Counter Intelligence Program). Comprendre ces méthodes est indispensable pour expliquer l’exil de Davis ou Shakur et surtout la perplexité que suscite une annonce qui semble justifier les agissements passés du FBI.

Comme d’autres militants du BPP emprisonnés et devenus intellectuels engagés, elle fit de son expérience carcérale le point focal de sa critique radicale du pays et de ses errements. Femme mise sciemment dans un centre pénitencier d’hommes, battue et humiliée dans la prison des femmes, elle rédigea en 1979 un texte saisissant sur la féminité en prison, les amours saphiques et le courage insensé des prisonnières. Son féminisme est d’autant plus remarquable que les «frères» du BPP eurent du mal à laisser les Angela Davis et Assetta Shakur prendre du galon en leur sein. Misogynes, ils l’étaient mais il faut prendre garde ici encore aux caricatures forgées par une historiographie de commande. S’ils affirmaient une masculinité agressive, portaient les armes et appelaient à l’autodéfense et à l’insurrection, ils étaient avant tout la branche la plus radicale du mouvement des droits civiques qui luttait depuis les années 50 pour la justice raciale et sociale. Tout comme les «Weathermen», branche radicale et révolutionnaire du mouvement contestataire estudiantin contre la guerre du Vietnam (mis en scène dans le film Sous Surveillance de Robert Redford), ils furent qualifiés de «terroristes» et traqués à dessein par le FBI qui s’assura que leur message fut diabolisé et leur postérité caricaturée.

A Oakland (Californie), où le BPP organisait des petits-déjeuners gratuits et offrait des soins médicaux de première nécessité, le trafic de drogue et la violence des gangs a, dès la fin des années 70 remplacé l’idéal révolutionnaire des Panthers. Lorsqu’Assetta s’évade de prison en 1979 grâce à l’aide de son frère, Mutulu Shakur, la compagne de ce dernier, Afeni, elle-même Panther, a alors un fils de 9 ans du nom de Tupac Amaru Shakur. La courte vie du grand rappeur, tué à 26 ans, sera celle d’une obsession pour la prison et la violence de et contre la police.

Le nom de Shakur est donc celui de la révolte de ceux qui souffrent de leur condition de Noir américain. D’ailleurs, les rappeurs (depuis Chuck D. de Public Enemi à Common en passant par Mos Def) ont chanté Assatta et l’ont érigée au rang de légende, assomption qu’elle ne mérite peut-être pas. Mais utiliser aujourd’hui les vieilles ficelles du FBI en qualifiant Shakur de «terroriste» en dit long sur le chemin qu’il reste à parcourir pour que le pays pose enfin un regard honnête sur ses zones d’ombre.

http://www.liberation.fr/monde/2013/05/28/assata-shakur-une-angela-davis-oubliee_906387