« Asako I & II » : ce qu’on retrouve n’est pas ce qu’on a perdu

— Par Roland Sabra —

Je n’a pas pu voir l’ensemble des films du cycle du cycle « Un air de Japon » proposé par Steve Zébina dans le cadre des séances V.O. déportées à Madiana. Le voyage à Tokyo m’ a touché beaucoup plus que Le goût du saké tous deux de  Yasujirô Ozu. Ce dernier film, pourtant présenté par la critique comme le chef d’œuvre absolu du réalisateur, la quintessence de son art, avait un goût de resucée n’en déplaise à celles et ceux qui pensent que c’est le propre même du travail du maître japonnais que de revenir sans cesse, avec les mêmes acteurs, les mêmes techniques de cadrages sur la même thématique, que c’est là son style, sa grandeur, son génie. Peut-être suis-je plus sensible au noir et blanc qu’à la couleur… Fidèle lecteur, tu sais ce que je pense de Voyage à Yoshino.

Peut-être un jour  finirons-nous par voir Invasion de Kyoshi Kurosawa? En attendant « Un air de japon » s’est  brillamment terminé par la projection d’Asako I & II.

Asako (Erika Karata) vit à Osaka. Lors d’une visite d’une exposition, au cours de laquelle elle scrute attentivement chaque œuvre et plus particulièrement une photo de deux jeunes filles, habillées à l’identique et qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau, elle croise Baku (Masahiro Higashide) qui ne fait que survoler l’ensemble. Asako vêtue et coiffée très sagement. Baku bohémien dégingandé et tignasse en bataille. Asako est immédiatement séduite au sens étymologique du mot, c’est-à-dire détournée du droit chemin. A la sortie du musée elle traîne un peu, provoque de façon passive la rencontre. Deux mots, pas plus, sont échangés et Baku l’attrape et l’embrasse au milieu d’une explosion  de pétards ralentie sur l’écran. Sur quoi repose cette rencontre ? Uniquement sur l’attirance sexuelle, comme semble le faire croire une scène d’accident de moto, au cours de laquelle ils croisent la sœur de l’amour, la mort, s’en sortent indemnes et finissent par rouler dans une étreinte amoureuse sur le goudron ? Je pencherais plutôt pour l’hypothèse de deux figures réciproques de l’altérité venant étayer, construire et fortifier dans un premier temps, fugace, deux constructions identitaires. Mais très vite la passion amoureuse révèle ce qui la constitue , à savoir la folie et la mort. Comme tentative de capturer l’autre en soi-même l’amour rend fou. Il efface les limites. Maoustaki le chantait : « Je ne sais plus où tu commences, je ne sais plus où je finis ».
Elle sage. Lui foutraque. Il part un jour chercher du pain et ne revient que le lendemain, évènement annonciateur d’un autre plus cruel. Six mois plus tard il déclare aller acheter des chaussures et s’en va pour les user sur d’autres chemins et ne ne plus revenir.

Brève et intense la rencontre a suffisamment marquée Asako pour qu’elle quitte sa ville natale, et aille s’installer à Tokyo où elle va trouver un petit boulot dans un café en face d’une entreprise cliente, qu’elle approvisionne. La firme propose à sa clientèle toute une déclinaison de saké pour élargir son marché sous l’impulsion d’un jeune directeur du marketing Ryohei, sosie parfait de Baku (forcément puisqu’il est interprété par le même comédien !). Le trouble est instantané. Tout d’abord elle résiste. Ryohei, en cadre supérieur coiffé et cravaté, en reflet inversé de Baku l’artiste bohème, devra argumenter et convaincre Asako. Elle se rendra à ses arguments, à son charme, à la constance, à la fiabilité et la force de cet amour tranquille. Le drame survient quand Haruyo (Sairi Ito) l’amie d’enfance lui annonce que Baku est devenu un top-model qui provoque des émeutes amoureuses lors de ses apparitions. Asako va se trouver confrontée à l’alternative amour serein ou amour passion. Mais voilà il y a eu ce tremblement initial, ce bouleversement inaugural inépuisable, elle a tellement aimé Baku qu’elle porte en elle sa folie, son inconstance et la passion qui les lie. Et elle découvrira que l’on que l’on n’aime jamais vraiment quelqu’un pour lui-même, mais pour ce qu’il provoque en soi, comme dépassement, comme hybris. En témoigne la bande son de Juliette Armanet qui a enregistré spécialement pour le film son tube A la folie en japonnais.

Cinéma et littérature, une longue histoire de miroirs, de reflets, de dédoublements…

Le film de Ryusuke Hamaguchi Asako I&II balance donc entre deux thématiques proches mais pourtant différentes, celles de la répétition et celle du double. Elles ont été l’objet en littérature, en philosophie, en psychanalyse, au cinéma de nombreuses productions. Pour Kierkegaard vivre, c’est se répéter. Et le philosophe danois de distinguer trois attitudes face à l’existence : l’espoir, le souvenir et la répétition. L’espoir est tourné vers le futur, le souvenir est dirigé vers le passé. La répétition nous voue à « la sainte assurance de l’instant présent ». « « Seul sera vraiment heureux celui qui ne se trahit pas en imaginant que la répétition devrait être quelque chose de nouveau, car il s’en lassera. Espérer, se ressouvenir, est le propre de la jeunesse, mais c’est le propre du courage que de souhaiter la répétition. Celui qui se contente d’espérer est un lâche ; celui qui se contente du ressouvenir est un voluptueux ; mais celui qui souhaite la répétition est un homme ; plus il est ferme dans ses préparatifs, plus il sera un être profond. ». En littérature la figure du double est une source d’inspiration inépuisée encore à ce jour. Pierre Jourde et Paolo Tortonèse dans Visages du double . Un thème littéraire, tentent d’en faire un recensement non exhaustif. Au cinéma la répétition et le double renvoient inexorablement à L’étudiant de Prague de Stellan Rye réalisé en 1913 et restauré en 2013 et à Vertigo d’Alfred Hitchcok sorti en 1958 lui-même inspiré du roman noir D’entre les morts de Boileau-Narcejac (1954). Asako I & II  est lui aussi inspiré d’un roman éponyme de Tomoka Shibasaki.

Contrairement à ses habitudes, comme dans Senses, son précédent film, Ryusuke Hamaguchi a abandonné l’idée de faire évoluer l’écriture du film au fur et à mesure du tournage. Il dit avoir suivi pour Asako I & II au plus près le roman éponyme. C’est donc par un travail sur les effets du temps sur la gestuelle amoureuse, sur les langages des corps, par des ralentis, des jeux d’ombres et de lumières, des plongées de décor dans l’obscurité, que la narration, emprunte à l’ellipse pour décliner variations, incertitudes, atermoiements dans la recherche d’une vérité de l’être inscrite dans la durée et qui en prend sa mesure. La force et l’intensité attachante du film tient plus à l’ensemble des relations des couples Bako/Akasako/Ryohei avec l’entourage qu’au seul parcours amoureux de la protagoniste principale. Par exemple la scène dans laquelle Kushihashi, collègue de Ryohei, critique la piètre performance théâtrale, il faut le reconnaître, de Maya, co-locatiare d’Asako et qui est tout a fait inusité dans les us et les coutumes japonnais est à entendre comme un appel à déconstruire la façade des comportements.

Asako I &II est un film qui parle d’une expérience intime et somme tout, pour peu que l’on s’interroge avec quelque lucidité, d’une grande banalité. Mais il le fait avec suffisamment de finesse,d’élégance et de sensibilité pour que le spectateur prenne plaisir à s’y sentir captif. Et c’est sans doute pourquoi on y pense et cette pensée insiste, fait retour et se répète …

Fort-de-France, le 20/12/2018,

R.S.