—par Janine Bailly & Paul Chéneau—
A l’heure où le Brésil, victime de bouleversements tragiques, rongé par la corruption, la spéculation et les luttes de pouvoir, s’achemine peut-être vers ce qui ressemblerait à une nouvelle dictature, il est bon de voir ou de revoir le film Aquarius. Deuxième long métrage de Kleber Mendonça Filho après Les bruits de Recife, injustement boudé par le jury du festival de Cannes, mais plébiscité par le public et encensé par une bonne partie de la critique, Aquarius connaît sur les écrans de Madiana, dans le cadre de la séance VO, un tel succès que Steve, notre Monsieur Cinéma de Tropiques-Atrium, nous en promet pour bientôt une nouvelle projection.
Un film qui peut se lire à plusieurs niveaux, et qui de ce fait s’avère riche et captivant, inquiétant aussi lorsqu’il distribue dans la narration des scènes oniriques, à la limite parfois du cauchemar ou du fantastique. Un film qui dessine pas à pas, lentement mais sûrement, en deux heures vingt-cinq, le portrait d’une sexagénaire maîtresse de sa vie, et qui s’est forgé un destin de femme libre. Libre certes, épanouie dans son âge, belle et de démarche hiératique, mais aussi obstinée jusqu’à ce que d’aucuns nommeraient égoïsme ou orgueil démesuré, car le portrait, dense par son ambiguïté, n’est pas toujours flatteur. Le titre donné à chacun des chapitres ne laisse aucun doute : Clara, incarnée par Sonia Braga, « sex-symbole hier avec des films comme Dona Flor et ses deux maris », sera la seule héroïne de l’histoire, puisque nous verrons successivement Les cheveux de Clara, L’amour de Clara, Le cancer de Clara. Une construction circulaire, où le cancer, réel dans le corps initial et symbolique dans la démarche finale, ouvre et ferme le film, comme si dans ce laps de temps s’était accompli ce pour quoi Clara était née. Et la chevelure avec laquelle on joue, redevenue si longue, ondulant dénouée sur les épaules, vite resserrée en chignon strict s’il faut faire face à l’ennemi, est bien la marque de la renaissance et de la résistance, comme la signature des jours écoulés et des saisons qui passent.
Clara nous est d’abord donnée à voir dans sa jeunesse, casque de noirs cheveux très courts, épouse aimée et mère de trois enfants, mais déjà dissidente quand avec ses amies fumeuses de joints elle n’arrivera qu’à la fin de la fête d’anniversaire donnée en l’honneur de tante Alicia, femme libérée avec laquelle elle entretient pourtant une tendre complicité, et dont elle sera la digne héritière ! Et c’est par le cancer, qu’elle a autrefois vaincu, que nous la reconnaissons à l’image alors que sans transition nous entrons dans un autre temps, celui de sa maturité triomphante : en un rapide et pudique éclair, à son arrivée sous la douche, nous découvrons la blessure faite à son corps. De ce long et dur combat contre la maladie qui ronge, elle est sortie triomphante, et c’est comme une préfiguration de cette lutte contre l’adversité qui sera la sienne : épouse et mère, elle s’accomplira aussi en tant que journaliste, critique musicale et écrivaine, au grand dam de sa fille qui lui reprochera de les avoir délaissés, elle et ses frères, pour se consacrer à l’écriture d’un ouvrage sur Villa-Lobos, ouvrage que d’ailleurs elle dédiera à ses enfants ; veuve, elle continuera à vivre et se battre en dépit du chagrin qu’une seule fois elle laissera couler sur son visage ; à se battre mais aussi à déguster la vie comme un fruit, comme un bon verre de vin, comme une musique choisie dans une impressionnante collection de vinyles, ou comme un repos méditatif et nostalgique dans le blanc hamac tendu à la fenêtre ouverte sur l’océan ! Car la Clara sensuelle jouit de la mer où elle se plonge sans crainte ni des vagues ni des requins, la Clara épanouie plaisante et se moque avec ses amies qu’elle entraîne en une soirée dansante débridée, la Clara sexuelle aime encore les hommes et qu’importe celui qui, dénué de la plus élémentaire humanité, met fin à leur relation débutante lorsqu’elle lui révèle ce que sans doute il voit comme un handicap ou un rappel de sa propre épouse décédée ! La Clara libérée s’offrira les services d’un gigolo pour un soir, rompant un instant une solitude qu’elle habite pleinement.
Clara la battante, en plus d’être celle que l’on regarde vivre dans ses relations aux autres, dans son quotidien le plus ordinaire comme dans des circonstances plus exceptionnelles, nous donne à penser sur ce qu’est le Brésil, sur ce que sont ces villes démentes où, ainsi que le dit Kleber Mendonça Filho, « un urbanisme égoïste et stupide crée des situations de vie tragi-comiques ». Il en est ainsi de ce quartier de Recife, livré aux promoteurs immobiliers véreux, corrompus et sans scrupules, qui ont partie liée avec les puissances d’argent, les puissances politiques et religieuses du pays, et qui ne reculeront devant rien pour arriver à leurs fins. Il est surréaliste que Clara puisse demeurer seule dans cet immeuble désaffecté, où tous les appartements ont déjà été rachetés par la société immobilière, qu’elle en fasse repeindre à ses frais la façade, prouvant ainsi que le bâtiment est beau encore, digne d’être préservé et de faire partie du patrimoine de la ville. Par cette fiction, le réalisateur nous entraîne sur le terrain de la fable, œuvrant bien en artiste, et non en documentariste, et les situations anxiogènes confèrent à l’ensemble, qui pourrait souffrir de langueur, la dynamique d’un thriller. Impression renforcée par une bande-son extrêmement travaillée, qui alterne musiques, chants, silence total ou plus oppressant encore d’être souligné par quelque bruit de fond. Pourtant, s’il s’agit de peindre une femme qui se bat pour préserver la mémoire du passé et des jours heureux, si l’histoire est celle d’une femme qui veut sauver cet immeuble à la situation privilégiée comme elle s’est elle-même sauvée, la dimension sociale n’est pas oubliée, présente par touches subtiles qui pourraient nous échapper au cas où nous manquerions d’attention. Quels rapports Clara entretient-elle avec sa bonne ? Qu’en est-il de son discours sur la pauvreté ? Que pense-t-elle de cette frontière, tracée sur la plage par les égouts, entre le quartier pauvre, dit Brasília Teimosa (Brasilia têtue) où réside sa bonne, et la partie bourgeoise de la ville, nommée Boa Vista (Belle Vue) où elle-même entend demeurer ?
Un film inoubliable aussi par la beauté plastique de ses plans, par des cadrages serrés sur des visages lumineux, par l’intelligence d’un montage qui sait se faire elliptique à bon escient, par cette caméra qui passe du plan fixe aux panoramiques audacieux, accompagnant ou précédant les personnages, décrivant en inserts des objets à valeur symbolique, ouvrant sur l’extérieur de la ville ou pénétrant avec impudence et comme une menace à l’intérieur de l’immeuble ou de l’appartement de Clara.
Mais laissons le dernier mot à la Clara du film, qui dit être « une vieille femme et une enfant à la fois », vieille de tous les souvenirs accumulés, défendus bec et ongles, enfant dans son entêtement à réaliser tous ses rêves, quand bien même on les taxerait d’utopies !
Janine Bailly & Paul Chéneau
Fort-de-France, le 19 octobre 2016