Rappel des faits. Une pétition initiée par le philosophe Vincent Cespedes demande à « sortir Martin Heidegger » de la liste des auteurs recommandés.
Débat avec Stéphane Domeracki Philosophe et auteur de Heidegger et sa solution finale (Connaissances & Savoirs), Pascale Fautrier Écrivaine, autrice de la Vie en jaune (Au diable vauvert) et Maurice Ulrich Journaliste et auteur de Heidegger et le Golem du nazisme (Arcane 17)
Les manipulations d’un auteur nazi
— Par Stéphane Domeracki Philosophe et auteur de Heidegger et sa solution finale (Connaissances & Savoirs) —
L’initiative de cette pétition (1) suscite la levée de boucliers attendue, avec son cortège d’arguments spécieux. Pour les uns, il y aurait « censure » et remise en cause de la liberté pédagogique de l’enseignant : or, ce n’est nullement le cas, puisqu’il ne s’agirait que de cesser d’en recommander officiellement la lecture à des élèves de 17 ans. Pour d’autres, le nazisme de Heidegger serait indétectable dans les œuvres précédant l’engagement nazi officiel : Être et Temps, que son auteur estime pourtant largement incompris par les perspectives ontologiques et existentielles qu’on se plaît à s’en proposer, serait ainsi jugé au-dessus de tout soupçon. Bourdieu et Adorno, absents du programme pour leur part sans que personne ne s’en émeuve, mettaient déjà en garde contre cet ouvrage. Les écrits d’après 1945 recodent aussi largement les justifications détournées mais massives qu’il accordait au nazisme et à sa « mission » interne, en développant des réflexions en apparence plus « neutres » sur « la technique ». Combien de professeurs de philosophie estiment fécond d’en parler sans avoir cherché dans les œuvres des années 1930 et 1940 ce que ce penseur nazi entendait exactement par « la pensée calculante » ?
Or, ce péché spirituel menant à la « machination » technique est expressément rapporté au « pouvoir » des juifs. Ce n’est qu’un exemple des nombreux cas où, en lycée ou en classe préparatoire, des enseignants du siècle précédent ont pu croire bon de se référer à un auteur qu’ils abordaient sans connaître suffisamment son corpus. Or les nouveaux éléments publiés attestent d’un antisémitisme virulent et central. Il se demande ainsi en plein cours d’ontologie sur quoi est fondée « la prédestination de la communauté juive à la criminalité planétaire » (en 1939), ou incite en 1946 à thématiser « l’auto-anéantissement » des juifs dans les camps d’extermination.
Faut-il proposer aux élèves des spéculations révisionnistes suggérant que l’avènement au pouvoir de Hitler « a été co-organisé de l’extérieur », ou encore encourager à lire des textes décrétant que « les Nègres » (…) « ont bien une histoire – comme les oiseaux ou les singes » ? Le désir ardent des admirateurs de Heidegger de tirer un fantasmatique cordon sanitaire entre ses textes qui seraient supposés « sains » et ceux qui seraient en effet douteux mais accessoires ne tient pas lorsque la recherche montre que les éléments les plus centraux de cette pensée (l’être, l’événement, la différence ontologique, la méditation de la technique…) sont tous très intimement mêlés aux écrits suprémacistes qui recourent à la même conceptualité, aux mêmes montages spéculatifs, lesquels fustigent science, métaphysique, morale, judéo-christianisme, démocraties, humanisme, communisme, libertés fondamentales, prospérité, Sécurité sociale, etc.
Heidegger en arrive même à fustiger le nazisme pour son manque de radicalité, ses « demi-mesures » et même son manque de barbarie (!) lors des années 1930 : il s’inquiétait de ne pas voir l’Allemagne mener le « premier commencement » occidental, parasité par le judéo-christianisme et les techniques manipulatrices de ses castes sacerdotales à ses ultimes conséquences. Entendre : à son auto-anéantissement, puisque c’est « la technique » elle-même qui devrait mener à terme cet ancien esprit de calcul et sa volonté de puissance finissant par tourner à vide. Faut-il infliger un tel nazisme conceptualisé à des adolescents découvrant à peine la philosophie ? Celle-ci, telle qu’elle est enseignée à de jeunes élèves, doit-elle intégrer cette « dictée de l’estre » célébrant Hitler et Goebbels, justifiant la solution finale ?
La pétition appelant à ne pas recommander cette lecture au lycée n’a, aux yeux de quiconque a vraiment lu cet auteur nazi, rien de radical, même si elle semble pour le moins iconoclaste aux yeux de ceux qui, complaisants, prennent la philosophie pour un exercice licencieux incitant surtout à l’admiration et à paraphrase. Il faut plutôt admettre un certain droit à l’étonnement, face au statut de « philosophe » dont jouit encore un tel manipulateur de concepts. Une spéculation justifiant les charniers et les gazages a-t-elle sa place dans le programme de philosophie de terminale ?
Sortir de l’impasse binaire
— Par Pascale Fautrier Écrivaine, autrice de la Vie en jaune (Au diable vauvert) —
Dans le Temps des magiciens (Albin Michel), qui vient d’être édité en français, Wolfram Eilenberger n’hésite pas à écrire : « Cassirer est l’hôtel, Heidegger la cabane. » Et Nicolas Weill a récemment affirmé que la philosophie de Martin Heidegger est au « carrefour de la philosophie ». De la cabane du carrefour au rond-point, il n’y a qu’un pas. D’où l’on s’étonne que le « philosophe des gilets jaunes » s’en prenne si violemment au spécialiste ès qualités des « chemins qui ne mènent nulle part ».
Oui, ce n’est pas très sérieux : mais la pétition lancée par Vincent Cespedes sur le site du Huffington Post et publiée par l’Humanité n’est pas non plus une affaire très sérieuse. Les premiers à en rire sont, j’en suis sûre, les professeurs de philosophie en classe de terminale. On se demande quelle mouche l’a piqué pour s’aviser soudain de la présence dans la liste des auteurs au programme d’un Heidegger qui s’y trouve… depuis 36 ans parmi 57 autres.
Depuis 1987 et les polémiques virulentes déclenchées par le livre de Victor Farias, nul ne peut ignorer que Heidegger a été nazi. Ce fait irréfutable avait du reste été établi dès l’après-guerre. L’incriminé avait écopé de cinq ans d’interdiction d’enseignement pour avoir été membre du Parti national-socialiste de 1933 à 1945.
On est alors quelque peu effaré que notre pétitionnaire prétende défendre devant les caméras du Media TV « une cause nouvelle ». Qualifiant Heidegger de « philosophe hélas incontournable, à la pensée extrêmement difficile à saisir », Vincent Cespedes déclare non sans contradiction : « Il faut sortir Heidegger de la case philosophie car il n’est pas philosophe, il est propagandiste nazi. » Notoirement obscur et même « crypté », comment Heidegger pourrait-il être « dangereux pour la formation des futurs citoyens » ? « Je ne suis pas pour la censure ! », clame-t-il, tout en appelant à « tenir Heidegger loin des élèves », ce qui ne lui semble pas incompatible avec la « liberté pédagogique ». Les enseignants apprécieront. « On peut être nazi et savant, explique la pétition, mais pas philosophe, car la philosophie ne crée pas une vérité objective. » Voilà le nazisme élevé au rang de « vérité objective ».
Corrigeons quelques contre-vérités : Heidegger n’a pas été « réceptionné » (sic, drôle de mot) « après-guerre », grâce à Jean Beaufret, c’est Emmanuel Levinas dans un article de 1932 qui fait connaître le professeur de Fribourg aux universitaires français. Ni Sartre, ni Levinas, ni Lacan, ni Derrida, ni Badiou ne sont « contaminés » (sic) par cette « pensée nazie ». Toute la philosophie de Levinas en particulier est marquée par, sinon résulte de cette réflexion. Et elle est loin d’être achevée, la violence des polémiques récentes autour de la parution partielle des Cahiers noirs en Allemagne puis en France l’atteste.
Réflexion « incontournable », en effet : Heidegger au début du XXe siècle réintroduit dans la philosophie la question de l’être (pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien), après qu’elle a été, au XVIIIe siècle, considérée comme non pertinente par Emmanuel Kant. La disjonction entre la connaissance et la question de l’être caractérise notre modernité, malgré la tentative hégelienne de les réconcilier dialectiquement.
Avant les Lumières, la question était médiatisée par la théologie : ce qu’on ne connaissait pas relevait de Dieu. C’était une affaire entendue, et du reste il valait mieux ne pas s’aviser de penser autrement. Mais le rationalisme analytique bouleverse la commodité théologique et en vient à dissocier un « être » que le positivisme considère possiblement objectivable par la science, et le sujet connaissant, lucide depuis Kant sur la limitation de son « point de vue ».
Le retour de la question de l’être chez Heidegger a comme double conséquence de discréditer la prétention scientifique (et technique) de totaliser ce qui est un ensemble d’objets de connaissance et de destituer le sujet de sa différence (morale) supposée avec l’objet connaissable. Impossible, avec les catégories nouvelles forgées par Heidegger, de se dédouaner d’un réel (extérieur) en invoquant l’idéal (intérieur). Il s’agit non d’être ceci ou cela (pas même « humain »), mais d’être ou de ne pas être. Le livre de Wolfram Eilenberger montre très bien que cette recherche d’authenticité demeure fascinante : comment ne pas vouloir remédier à la dévastation induite par la civilisation technico-industrielle, et dépasser l’attitude religieuse ? On discute depuis un siècle pour décider si oui ou non la pensée de Heidegger fut à la hauteur de cette double exigence. Et il est clair que ce questionnement n’a rien à voir avec une « pensée nazie ».
Contrairement à ce qu’affirme Cespedes, il est impossible de caractériser Heidegger comme un « théoricien de l’antisémitisme » ou du racisme – même si on peut discuter la proposition d’Emmanuel Faye qualifiant de « racisme ontologisé » certaines formules du philosophe, ou celle de Nicolas Weill reprenant à Heidegger la notion de « nazisme spirituel » pour caractériser une philosophie que les nazis appréciaient peu.
D’urgence et dès le plus jeune âge, nos contemporains doivent savoir que la critique du « libéralisme » des Lumières et du scientisme ne conduit pas nécessairement au national-socialisme, et que le « retour à l’être » ne doit pas être confondu avec la fascination pour l’archaïque.
Eilenberger décrit une « constellation » de philosophes allemands (Ernst Cassirer et Walter Benjamin) et autrichien (Ludwig Wittgenstein), dont Martin Heidegger n’est que le quatrième mousquetaire, posant dans les années 1919-1929 les bases d’une très riche critique de la modernité « libérale ». Ces philosophes frôlent l’écueil du mysticisme et du prophétisme et y sombrent par moments. Nous avons l’avantage sur les penseurs de ces années-là de savoir à quelles catastrophes conduit la tentation régressive et extatique de prétendre ne faire qu’Un avec l’être : on a toujours besoin sur cette voie d’un guide, d’un Führer. Dans une humilité nouvelle, nous devons reconnaître la dimension dévastatrice de la raison technique autant que celle de l’unanimisme spiritualiste. Et comprendre qu’en conséquence, fascisme (invocation magique de l’archaïque) et calcul égoïste du profit capitaliste (exploitation « libérale » des ressources) sont l’avers et le revers indissociables de notre impasse.
Ce n’est pas (de) Heidegger qu’il faut « sortir », mais de cette pensée binaire : impossible autrement qu’en réfléchissant aux chemins d’errance que d’autres ont empruntés avant nous.
-Le déni de lecture
— Par Maurice Ulrich Journaliste et auteur de Heidegger et le Golem du nazisme (Arcane 17) —
Martin Sellner, figure autrichienne de l’ultra droite, est l’auteur d’un livre invitant à la « résistance », s’appuyant sur Heidegger. Alexandre Douguine, figure de l’extrême droite russe, à l’occasion conseiller de Poutine, invite le peuple russe à s’approprier Heidegger. Diego Fusaro, jeune philosophe italien très médiatique, proche de Salvini, est un heideggerien. Steve Bannon, interviewé l’an passé par le Spiegel, montre une biographie de Heidegger. « C’est mon gars », dit-il. En France, Alain Finkielkraut dans son dernier livre autobiographique à la première personne évoque Heidegger au long de deux chapitres et voit en lui un inspirateur dans la défense de notre identité menacée, en particulier face aux migrants rangés, selon ses termes, dans la catégorie du hors-sol… On pourrait allonger la liste et pas seulement pour l’Europe comme le montre François Rastier dans Heidegger, messie antisémite (le Bord de l’eau).
Mais ce n’est pas grave, entend-t-on puisque, si Heidegger a été un peu nazi et antisémite, c’est un grand philosophe, et il serait tout à fait injuste de cesser de le recommander aux élèves de terminale. Il serait donc le philosophe essentiel qui a donné toute sa grandeur à la question de « l’être ». Mais voilà ce qu’il écrit de l’être en 1935, la date n’est pas anodine, dans son Introduction à la métaphysique : « Le questionner de la question de l’être est une des questions fondamentales essentielles pour un réveil de l’esprit (…) et par là pour une prise en charge de la mission historiale de notre peuple en tant qu’il est le milieu de l’Occident. » Et l’être « se définit en s’opposant », dans le droit fil du fragment 53 d’Héraclite où le combat « fait des uns des hommes libres et des autres des esclaves ». Le grand philosophe, dès 1927, dans Être et Temps, aurait établi sinon une « différence ontologique » entre l’Être et les étants. En réalité, la différence est entre ceux qui sont appelés à être à sa façon et ceux qui sont des sujets sans monde, dont l’être là (Dasein) est inauthentique. Le Dasein, le vrai, c’est, selon ses propres termes, « un destin partagé, l’aventure de la communauté, du peuple ».
Dans les Apports à la philosophie (1937-1938), il évoque la mort comme une « tâche », pour « les penseurs de l’autre commencement », lesquels sont par là même « en état de seignorance, par-delà le Bien et le Mal ».
En 1949, s’il évoque l’extermination, c’est pour refuser aux victimes (quelques centaines de milliers, dit-il), comme l’a bien montré Emmanuel Faye, leur mort même. « Meurent-ils ? Ils deviennent des pièces de réserve d’un stock de fabrication de cadavres… » Et cela car « la mort appartient au Dasein de l’homme qui survient à partir de l’essence de l’être » et que « la mort est l’abri de l’être dans le poème du monde. Pouvoir la mort dans son essence signifie : pouvoir mourir. Seuls ceux qui peuvent mourir sont les mortels au sens porteur de ce terme ».
Il aurait été critique à l’égard du nazisme ? Que dire alors d’une simple phrase comme celle-ci, après guerre et dans ses Cahiers noirs, censée évoquer la technique : « On prêche en même temps que la technique devrait être utile à l’homme. On ose proférer de telles stupidités et dans le même temps taxer Joseph Goebbels de menteur et le clouer au pilori d’une opinion mondiale extrêmement discutable. »
Il ne s’agit ici que de brefs aperçus d’une logique qui est celle de toute une œuvre dès 1927, et même avant. Dès 1916, Heidegger s’inquiétait déjà d’un enjuivement croissant de l’université allemande. Heidegger a été nazi jusqu’au bout et réaffirmera encore en 1966 dans une interview au Spiegel « la grandeur interne » du mouvement. Les messages qu’il a laissés, y compris en programmant la parution de ses œuvres et de ses Cahiers noirs, sont reçus cinq sur cinq par les extrêmes droites identitaires.
La question, ce n’est donc pas de savoir si cesser de le recommander aux élèves de terminale serait une censure. La question, elle doit être posée à celles et ceux qui continuent à en tenir pour « le grand philosophe ». Comment un tel déni de lecture est-il possible ?
(1) La pétition est à retrouver sur Change.org.
Source : L’humanité.fr