— par Janine Bailly —
Ce pourrait être une histoire somme toute assez banale : ils se rencontrent, ils se découvrent, ils s’aiment et se haïssent tour à tour… Est-ce qu’ils vont se séparer, et qui, d’Elle ou de Lui, qui donc abandonnerait l’autre ? Mais voilà, derrière l’ordinaire des jours, et si l’on déchire le rideau des apparences, tant de choses essentielles mûrissent et se disent, ou avortent et se taisent, au sein du couple !
Virginie Le Flaouter et Vincent Maillot, dans une mise en piste de Gilles Cailleau (de la « Compagnie Attention Fragile »), échangent pour la première fois leur île de La Réunion contre la nôtre. Cette richesse, cette complexité, ces difficultés et écueils de la vie à deux, ils nous les rendent sensibles, nous permettent de les visualiser par une conjonction d’arts différents et complémentaires : paroles et musiques en live, jeux de lumières, jeux du double corps au sol, acrobaties aériennes sur et autour du mât dressé au centre de la piste. Car piste il y a bien, octogonale, aux côtés délimités par des rampes de spots répondant à ceux disposés en hauteur. Nous sommes conviés à prendre place sur deux rangs de gradins circulaires, pour l’occasion installés sur la scène de la salle Aimé Césaire à Tropiques-Atrium. Nous voici donc au cœur du spectacle. Aimantés par les regards de Virginie et Gilles, « Hérodote et Lou(p) », qui parfois plongent au fond des nôtres comme pour nous prendre à témoin de l’histoire. Invités à partager les émotions distillées par les voix et les corps. Et le fait d’être en cercle permet que le dialogue s’adresse à tous, à chacun d’entre nous alternativement, à un moment ou à un autre de la représentation.
De leur île, tous deux nous disent le manguier sous lequel l’Homme un matin découvrit la Femme — oui, un manguier tropical, et pas le pommier ni le figuier de la Genèse —, les océans qui conduisent les choses ou les êtres vivants jusqu’à la grève, le bruit lancinant des vagues, la lueur du phare quand grimpés tout au haut du mât, éclairés seuls dans l’obscurité de l’espace ils se tiennent, telle la vigie sur la très étroite plateforme qui couronne le mât. Et par la forme circulaire, on devine comme une évocation des cirques de la Réunion, Mafate, Salazie et Cilaos — au sens géologique du terme — ou une symbolisation de la bouche de ses volcans.
Cependant, le spectacle garde valeur universelle, et s’il fallait en un sourire donner un exemple, je citerais ce moment où la Femme « tombe dans les pommes », au propre comme au figuré, s’évanouissant et chutant sur un tas de ces fruits éminemment tempérés, érigés en pyramide. Plus sérieusement, il y a dans ce joli titre « Appuie-toi sur moi », comme une injonction au partage, une invitation à l’intimité, un désir de solidarité. Et ce sont, de leurs deux corps accordés, qui si bien se connaissent, toutes les figures de l’appui que Virginie et Vincent vont décliner en des postures surprenantes de souplesse et d’inventivité ; créatures ou siamoises ou séparées, créature unique qui se décompose pour mieux se recomposer, comme douée d’ubiquité. Appuis cherchés et trouvés, appuis éludés ou évités, tous les points d’appui qui l’un sur l’autre ou au long du mât sont possibles ils les explorent, ils les mettent en œuvre, les poussent dans leurs limites extrêmes, défiant s’il le faut les lois de l’équilibre. Le corps devient marche pour s’élever, obstacle contre lequel buter pour ne pas tomber, mais aussi objet de désir ou de rejet au gré des aléas de la vie : Lui fait, au-devant d’Elle assise un rien boudeuse, des roues de paon en parade nuptiale… Elle va et l’interpelle mais il la repousse, et s’ensuit une lutte assez sauvage au sol, les corps devenus armes à dire la colère, finalement allongés haletants au terme de l’affrontement… D’un solo de trompette, tantôt mélodieux tantôt énervé, il extériorise, Lui, ses sentiments, tandis qu’à la guitare basse un troisième larron soutient tout le spectacle de ses accords, quelquefois créés d’un frottement d’archet sur les cordes. Elle, parfois, se réfugie dans la ruse et le faire-semblant…
Du titre, le verbe « s’appuyer » est ici à prendre dans toute sa richesse sémantique. Il dit le corps qui s’accote et s’ancre physiquement à un point fixe. Il dit aussi faire confiance, s’en remettre à l’autre, s’abandonner à lui pour les choses de la vie, les décisions à prendre. Avec les risques encourus, d’un côté qu’on vous laisse choir, de l’autre d’être pris au piège, d’y perdre autonomie et liberté. Et prenant à tour de rôle la parole, sans que s’installe de véritable échange, si ce n’est dans les toutes dernières répliques, les deux personnages se racontent, racontent chacun à sa façon une version des faits qu’ils ont vécus… comme en écho aux gestes accomplis. Non sans humour, le texte donne ainsi d’un même événement deux aperçus fort différents, si ce n’est opposés. Un humour que l’on retrouve dans la seule scène « en costumes », elle de comique marquise, lui de chasseur en fourrures et tromblon, et sur elle redescendue glissée le long du mât, il posera fièrement un pied vainqueur…
De ce conte circassien, nous sortons la tête pleine d’images, celle finale de l’acrobate qui accrochée au mât par un lien rouge tourne follement dans les airs, envolée en cercles rapides, tandis que depuis la terre où il est resté enraciné son comparse la lance et relance sans relâche !
Fort-de-France, le 16 février 2020
Photos Paul Chéneau