En France, les réparations liées à l’esclavage demeurent un sujet tabou. Dans les Outre-mer et dans la société française dans son ensemble, les questions liées à l’esclavage sont encore source de colères, de ressentiments et de problèmes non résolus. La traite négrière est l’un des phénomènes qui ont le plus bouleversé l’humanité (conséquences démographiques, politiques, économiques, sociales, culturelles sur plusieurs continents). Elle a laissé des traces profondes et durables.La question des réparations ne date pas d’hier. Beaucoup de gens l’ignorent, mais, après l’indépendance d’Haïti, les colons français ont exigé des réparations en invoquant le » préjudice » que leur faisait subir la liberté nouvelle conquise par les esclaves. En 1825, Charles X a donc envoyé une flotte de guerre de 14 navires. Pour éviter que son peuple ne retombe en esclavage, le président Boyer a alors « accepté » le tribut de 150 millions de francs-or imposé par la France (ramené ensuite à 90 millions grâce au « Traité de l’amitié » signé en 1838). Pour payer cette somme, le peuple haïtien a dû s’endetter jusqu’en 1946. Depuis lors, les Haïtiens n’ont jamais cessé de demander restitution de ce tribut, dont le montant actualisé s’élève aujourd’hui à 21 milliards de dollars. Beaucoup de gens l’ignorent également, mais en 1849, au lendemain de l’abolition de l’esclavage dans les autres colonies françaises, des réparations ont à nouveau été octroyées… aux propriétaires d’esclaves.Dès la fin du XVIIIe siècle, et tout au long du XIXe siècle, la question des réparations pour les victimes de l’esclavage a été posée, par les esclaves, bien sûr, mais pas seulement. Au XXe siècle, de nombreuses personnalités ont également pris position en ce sens : Martin Luther King, Malcolm X, Aimé Césaire, Frantz Fanon, Desmond Tutu, l’archevêque sud-africain prix Nobel de la paix, Wole Soyinka, l’écrivain nigérian prix Nobel de littérature, et bien d’autres encore. En 2001, lors de la 3e conférence des Nations Unies contre le racisme, la xénophobie et l’intolérance qui y est liée, ce sujet a été un enjeu important. De nombreux Etats ont estimé que les réparations constituaient une revendication légitime, et la traite négrière et l’esclavage ont été reconnus par la communauté internationale en tant que crimes contre l’humanité.
En France, la loi du 21 mai 2001, dite Loi Taubira, obtenue après une longue mobilisation par des associations, des élus, des artistes et des chercheurs, a constitué un geste de réparation symbolique, historique et culturelle. Le Comité pour la mémoire de l’esclavage, installé en 2004 en application de la Loi Taubira, a contribué à la transformation du regard de la société française sur cette histoire. Un monument et une stèle ont été inaugurés au Jardin du Luxembourg, des mémoriaux ont été construits en Martinique, à La Réunion, en Guadeloupe et à Nantes. Des musées ont intégré cette histoire ; dans la recherche, les travaux se sont multipliés ; des associations ont réalisé des projets en faveur de la mémoire.
Mais aujourd’hui, il convient de relancer le débat sur les réparations pour discuter de nouvelles actions et politiques publiques, permettant de répondre à l’héritage durable de l’esclavage colonial : racisme anti-Noir, discriminations, inégalités. Aux États-unis, en l’an 2000, la Californie a voté un texte qui oblige les compagnies travaillant avec l’État à révéler si elles ont bénéficié de l’esclavage par le passé. Dans les années qui ont suivi, des textes plus ou moins semblables ont été votés dans l’Iowa, dans l’Illinois, à Chicago, Los Angeles, Cleveland, Atlanta, Baltimore, Dallas, Philadelphie, Detroit, New York, Berkeley, Milwaukee, Oakland, San Francisco, etc. En 2005, la banque JP Morgan Chase a été contrainte par la loi en vigueur à Chicago de reconnaître que son capital initial s’était constitué en partie sur la base de l’esclavage. Bien qu’elle n’y soit pas légalement obligée, l’entreprise s’est engagée dans un processus de réparation en accordant 5 millions de dollars de bourses d’études pour les jeunes des ghettos noirs de Chicago. De même, des établissements comme Bank of America, Wachovia Corporation, Lehman Brothers, Aetna ont été (légalement) obligés de révéler leurs liens avec l’esclavage, puis (moralement et médiatiquement) obligés de mettre en place des programmes de réparation.
En France, la loi Taubira reconnaissant l’esclavage en tant que crime contre l’humanité comportait au départ un article libellé de la sorte : « Il est instauré un comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d’examiner les conditions de réparation due au titre de ce crime. Les compétences et les missions de ce comité seront fixées par décret en conseil d’état. » Mais cet article a été écarté en commission, et c’est un texte de loi amputé qui a été voté le 10 mai 2001. Aujourd’hui, il est temps de relancer le débat sur les réparations : où sont passés les flux financiers générés par la traite négrière ? Si tout n’est pas réparable, que peut-on réparer cependant ? Comment, et dans quelles conditions ? Comment a-t-on fait à l’étranger ? Que peut-on faire en France ? Autant de questions qui se posent. Il n’y a pas de réponse toute faite, mais encore faut-il que le débat public puisse avoir lieu.
Reçues à Matignon le 29 mai dernier, des associations ont interpellé le premier ministre sur le sujet, et attendent sa réponse. Mais il faut que la représentation nationale s’implique également. Des députés, des sénateurs, des groupes politiques pourraient réfléchir aux initiatives parlementaires pertinentes dans le domaine. Par ailleurs, des métropoles comme Paris ou Lyon, mais aussi des villes portuaires comme Nantes, Bordeaux, La Rochelle, Le Havre, Saint-Malo, Rouen, Vannes, Lorient, Marseille pourraient envisager d’adopter des mesures similaires à celles votées en Californie.
Enfin, il faudrait que les universitaires, les intellectuels, les artistes, les journalistes, les défenseurs des droits humains, les citoyens et citoyennes de tous horizons qui s’interrogent, réfléchissent et se mobilisent puissent trouver un lieu légitime et officiel où débattre de leurs idées au niveau national.
A l’heure où le sujet est discuté dans le monde entier, à l’ONU, à l’UNESCO, à l’Union Africaine, aux États-Unis, en Jamaïque, au Brésil, et ailleurs, la France peut jouer un rôle en s’impliquant davantage au niveau national et international. On peut avoir des positions très diverses sur le sujet, mais on ne peut demeurer plus longtemps dans le silence, ou dans l’indifférence : l’ère du tabou est terminée ; l’heure du débat est arrivée.
Parmi les premiers signataires figurent : Louis-Georges Tin, président du CRAN, Etienne Balibar, philosophe émérite, Paris Ouest-Nanterre, Olivier Besancenot, ancien porte-parole du NPA, Jean-Jacob Bicep, député européen EELV, Matthieu Bonduelle, président du Syndicat de la Magistrature, Nicole Borvo Cohen-Seat, sénatrice PCF, Annick Coupé, porte-parole de l’Union syndicale Solidaires, Daniel Cohn-Bendit, députée européen EELV, Sergio Coronado, député EELV, Doudou Diène, ancien rapporteur spécial des Nations Unies sur le racisme, Pascal Durand, secrétaire national d’Europe Ecologie Les Verts, Mireille Fanon Mendès-France, présidente de la Fondation Frantz Fanon, Assani Fassassi, président du Coffad, Sylvie Glissant, Institut du Tout-Monde, Eva Joly, députée européenne, EELV, Jack Lang, ancien ministre de la culture, ancien ministre de l’éducation, Pierre Laurent, secrétaire national du PCF, Garcin Malsa, président du MIR, Noël Mamère, député EELV, Edgar Morin, philosophe, médaille d’or de l’UNESCO, Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, Françoise Vergès, présidente du Comité pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage
La liste intégrale des signataire s se trouvent sur le site du CRAN.
Collectif