— Par un collectif d’écrivains, enseignants-chercheurs, universitaires, essayistes, acteurs socio-professionnels et citoyens engagés —
Notre pays que voici vit les heures les plus sombres de son histoire depuis la défaite de la dictature duvaliériste en 1986. Les nouvelles rapportées quotidiennement par la presse nationale l’attestent au défilé mutique des corbillards : massacres impunis commis par les gangs armés dans les quartiers populaires, violente répression des manifestations pacifiques du fait de la Police nationale d’Haïti instrumentalisée par l’actuel Exécutif, décapitation de l’appareil judiciaire, mise en coma du Parlement, assassinats sélectifs en pleine rue, intensification des enlèvements contre rançon, etc. Comme au temps funeste de Papa Doc Duvalier, il semble venu le temps de se parler par signes. Et la peur et l’angoisse se réinstallent dans les foyers, les parents hésitent à envoyer leurs enfants à l’école, et tôt en fin de journée les paisibles habitants des principales villes du pays se barricadent chez eux, craignant d’être la cible des gangs de rue et des zenglendos recyclés dans les basses œuvres du pouvoir politique.
Notre pays que voici a mal à l’idéal du vivre ensemble légué par les fondateurs de la Patrie en 1804. Il a mal à la perte accélérée des repères de la citoyenneté inscrits dans la Constitution de 1987 et dans le cœur de centaines de milliers d’hommes et de femmes qui, à l’échelle nationale, ont œuvré et oeuvrent encore, dans des conditions difficiles et souvent périlleuses, à l’établissement de l’État de droit au pays.
Notre pays que voici a mal à la démocratie : il est depuis une dizaine d’années sous la coupe de ceux qui se sont eux-mêmes baptisés « bandits légaux », à savoir les caïds du PHTK (Parti haïtien tèt kale de Michel Martelly/Laurent Lamothe/K-Plim/Jovenel Moïse) profondément néoduvaliériste et anti-national. Ce régime politico-mafieux adoubé par l’International notamment au sein du Core Group, s’oppose dans les faits, à travers son mode de gestion, à l’établissement de l’État de droit au pays. Il se caractérise par la gabegie administrative, le pillage des maigres ressources financières de l’État, le blanchiment d’argent, le recul des libertés citoyennes et leur violente répression, le culte de l’impunité, la gouvernance hors contrôle du Parlement et par décrets illégaux et anticonstitutionnels, l’affaiblissement des institutions de l’État, etc. L’actuel Exécutif, conduit par le néoduvaliériste Jovenel Moïse (« élu » avec moins de 14% des votants il y a cinq ans), très largement contesté par la majorité de la population, s’apprête à faire voter en juin prochain, au moyen d’un référendum bidon, une nouvelle « Constitution » rédigée en catimini par les membres appointés d’un Comité consultatif dit indépendant en dehors de toute véritable consultation populaire. Cette nouvelle « Constitution » vise notamment à consacrer le retour impunitaire d’un « hyperprésidentialisme » inspiré de François Duvalier, l’annulation du Sénat et la création d’une Chambre des députés aux ordres de l’hyper-président, tout en garantissant l’impunité aux membres des gouvernements issus de ce système, sans oublier l’érosion programmée des droits démocratiques.
Notre pays que voici a mal à la démocratie tandis que le projet d’une nouvelle « Constitution » d’inspiration duvaliériste est publiquement rejeté par l’ensemble des institutions de la société civile, par la Fédération des Barreaux d’Haïti, par les associations de juristes, par des juristes-constitutionnalistes, par les syndicats, par les Églises protestante et catholique ainsi que par les différentes instances de l’opposition politique. Leurs courageuses prises de position, alors même que la terreur politique d’essence duvaliériste tente de faire son retour partout au pays, expriment le rejet sans équivoque de l’arnaque constitutionnelle du PHTK néoduvaliériste.
Tel est l’un des enjeux hautement citoyens aujourd’hui en Haïti : joindre ouvertement nos voix à celle de l’ensemble de la société civile et de ses institutions pour barrer la route au retour de l’emprise mortifère du duvaliérisme en Haïti sous couvert d’une nouvelle « Constitution ».
Notre pays que voici doit impérativement préserver les acquis de la Constitution de 1987 qui, pour la première fois dans l’histoire d’Haïti, consigne et garantit le respect et l’efficience de tous les droits citoyens.
Nous lançons un pressant appel aux romanciers, aux poètes, aux opérateurs culturels, aux artistes, aux enseignants-chercheurs, aux universitaires, aux acteurs socio-professionnels, aux syndicalistes et aux citoyens engagés afin qu’ils relaient cette prise de position citoyenne et accompagnent une fois de plus, par leur prise de parole publique et éclairée, sur toutes les tribunes, la voix de la société civile d’Haïti.
Le 14 mai 2019
Signataires de cet appel (par ordre alphabétique) :
- Paul ARCELIN (politologue, enseignant, Montréal)
- Víctor L. BACCHETTA (éditorialiste, coordonnateur de la Coordinadora por la autodeterminación del pueblo haitiano, Uruguay)
- Frantz BENJAMIN (poète, député à l’Assemblée nationale du Québec)
- Robert BERROUËT-ORIOL (poète, linguiste et essayiste, Montréal)
- Frédéric BOISROND (sociologue, Montréal)
- Alma BOLÒN (enseignant, Uruguay)
- Sony CALIXTE (écrivain, enseignant, Port-au-Prince)
- Mehdi CHALMERS (poète, Port-au-Prince)
- Ginette CHERUBIN (architecte, essayiste, ex-membre du Conseil électoral provisoire en Haïti, Port-au-Prince)
- Raphaël CONFIANT (romancier et essayiste, Martinique)
- Louis-Philippe DALEMBERT (poète, romancier, Paris)
- Claude DAUPHIN (musicologue, essayiste, enseignant-chercheur, Université du Québec à Montréal)
- Joël DES ROSIERS (médecin psychiatre, psychanalyste, poète et essayiste, Montréal)
- Jan J. DOMINIQUE (romancière, ex-animatrice culturelle en Haïti de Radio Haïti inter, Montréal)
- Deny DORVIL (poète, Montréal)
- Jean DUROSIER-DESRIVIÈRES (poète, enseignant-chercheur, Martinique)
- Manno EJÈN (poète, Montréal)
- Renel EXANTUS (doctorant en études urbaines à l’Institut national de la recherche scientifique, Montréal)
- Mireille FANON MENDÈS FRANCE (juriste, ex-experte de l’ONU et de l’UNESCO, présidente de la Fondation Frantz Fanon internationale et enseignante à l’Université Paris V- Descartes)
- André FOUAD (poète, Floride)
- Robert GIROUX (poète et essayiste, enseignant retraité de l’Université de Sherbrooke)
- Lenous GUILLAUME-SUPRICE (poète, Montréal)
- Gary KLANG (poète, romancier, Montréal)
- Rassoul LABUCHIN [Yves MÉDARD] (poète, cinéaste, Port-au-Prince)
- Michaëlle LAFONTANT (poète, artiste-peintre, Port-au-Prince)
- Elena LAZOS CHAVERO (enseignante, Instituto de investigaciones sociales, UNAM, Mexico)
- Marc MAESSCHALCK (écrivain, philosophe, Université catholique de Louvain)
- Leo MASLIAH (écrivain et musicien, membre de la Coordinadora por la autodeterminación del pueblo haitiano, Uruguay)
- Pierre NEPVEU (poète, romancier, critique littéraire et anthologiste, Université de Montréal)
- Anthony PHELPS (poète et romancier, Montréal)
- Erno RENONCOURT (essayiste, ingénierie de systèmes d’information, Port-au-Prince)
- Mónica RIET (photographe, enseignante à l’Institut de formation d’éducateurs sociaux de l’Uruguay, membre de la Coordinadora por la autodeterminación del pueblo haitiano, Uruguay)
- Jose Antonio ROCA (économiste, enseignant et écrivain, Uruguay)
- Henry SAINT-FLEUR (poète, animateur culturel, Montréal)
- Hugues SAINT-FORT (linguiste, créoliste, critique littéraire, New York)
- Alain SAINT-VICTOR (enseignant, historien, Montréal)
- Luis VIGNOLO (écrivain, membre de la Coordinadora por la autodeterminación del pueblo haitiano, Uruguay)
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Frantz VOLTAIRE (historien et éditeur, Montréal)