« Quand une société perd les moyens de se comprendre et de s’imaginer avec vitalité, c’est la démocratie qui s’effondre »
Un collectif de dramaturges, comédiens, metteurs en scène, parmi lesquels Maguy Marin, Stanislas Nordey, Judith Chemla, alerte dans une tribune au « Monde » sur les coupes budgétaires annoncées par Bruno Le Maire, ministre de l’économie, qui touchent la culture. Et plus particulièrement la création, au risque de voir disparaître de nombreux établissements culturels et, avec eux, ceux qui les font vivre.
Nous artistes, créateurs, créatrices, interprètes, auteurs, autrices du spectacle vivant avons appris le vaste plan d’économie du ministère de l’économie et des finances qui attaque gravement différents secteurs de notre société. Ces secteurs représentent pourtant des piliers de notre démocratie, sa capacité à l’intelligence collective pour imaginer un futur vivable et digne, l’importance et la qualité de ses services publics, sa culture.
C’est cela qui fait l’identité de la démocratie française, le rayonnement de son modèle unique envié partout dans le monde. Cette démocratie que nous avons construite avec la démocratie culturelle à travers les temps les plus sombres, et à laquelle nous tenons comme à notre corps public, a un cœur : la création. Elle a des vaisseaux : le lien, la transmission, le partage. Nous savons d’expérience que ce sont des remparts fondamentaux contre ce qu’il faut bien appeler le « fascisme » – qui progresse quand l’absence d’horizon s’installe, quand la pensée recule, quand l’imaginaire se referme.
La culture vient d’être attaquée violemment comme les autres services publics avec 200 millions d’euros d’économie. Mais elle a été attaquée en son cœur même : c’est la création artistique qui se voit amputée à elle seule de 100 millions d’euros.
Ce chiffre n’est à comparer à rien : il a une réalité claire et nette. Cela signifie la disparition rapide pure et simple de la plupart des créateurs, des créatrices, des interprètes qui participent à nos spectacles, des auteurs, autrices.
Il y a aujourd’hui une urgence
Hormis les aides exceptionnelles de la crise du Covid-19 qui nous ont permis de survivre face à une cessation totale d’activité, nous sommes réduits à la marge d’ajustement des budgets culturels depuis plusieurs années. Cette marge est aujourd’hui un étau, une cisaille qui est en train de nous priver de nos moyens de créer et de présenter nos spectacles. La baisse d’activité est colossale pour tous, en chute libre pour beaucoup. Pourtant, aujourd’hui, nous sommes vivants, et nous ne voulons pas être forcés à l’abandon de nos professions, de nos ouvrages, et à la désertion des lieux de culture alors privés de sens.
Nous faisons aujourd’hui résonner l’alarme, car notre silence face au péril entraînerait aussi la mort programmée de tous les établissements de culture. La portée politique et sociétale est grave. Il y a aujourd’hui une urgence. Avec les annonces, ce n’est pas dans dix ans que la majorité des compagnies du spectacle vivant va disparaître, c’est demain.
Dès cette année 2024, une grande partie des compagnies, même les plus importantes, ont vidé leurs réserves et engagé des dettes pour assurer leur création, face à l’érosion massive de la part qui leur est allouée par les théâtres. La plupart n’auront presque pas de diffusion la saison prochaine. Avec ce couperet, beaucoup n’existeront plus d’ici à trois ans, emportant dans leur chute une quantité considérable d’interprètes et d’auteurs, d’autrices.
Les établissements culturels continuent de fonctionner aujourd’hui en amputant parfois leur saison, mais à quel prix ? Celui d’un dumping des spectacles, faible coût, peu d’interprètes. Ces coûts peuvent aujourd’hui être si réduits que beaucoup de compagnies qui absorbaient la crise depuis des années ne peuvent simplement plus payer décemment le travail des interprètes, masquant le travail réel et proposant donc des salaires qui passent en dessous du smic.
Refuser les logiques libérales dévastatrices et la marchandisation
Lors des tournées qui se réduisent là encore drastiquement, il faudrait encore trancher, et compenser de sa poche. Un paradoxe inacceptable et totalement inédit dans le monde du travail s’installe : il faudrait payer pour travailler. Ce phénomène touche aujourd’hui l’ensemble des compagnies indépendantes de théâtre, de danse, de cirque, de marionnettes quelles que soient les forces qui leur restent actuellement.
Enfin, les pressions politiques et financières qui pèsent sur les établissements culturels deviennent telles que, dans beaucoup de lieux, les contenus des spectacles sont contraints à être de plus en plus contrôlés, standardisés, de plus en plus éloignés de la création, de la nouveauté et du trouble que provoque l’art qui défriche des impensés, des non-dits, des inédits pour aider l’humain à se connaître, aider une société à se regarder.
Quand la pensée et l’imaginaire ne progressent pas, c’est la vie publique qui recule. Quand une société perd les moyens de se comprendre et de s’imaginer avec vitalité, c’est bel et bien la démocratie qui s’effondre.
Face à ces responsabilités, nous sonnons cette alarme pour notre profession, mais aussi pour l’ensemble de notre société. Ce pourquoi, loin de céder à la fragilité que nous impose la logique de survie, nous unissons aujourd’hui clairement nos voix.
Nous sommes vivants et vivantes, et nous refusons la progression de l’obscurantisme, nous refusons la misère qui s’installe, nous refusons les logiques libérales dévastatrices et la marchandisation qui cassent la plupart de nos concitoyens, concitoyennes et nous touchent ici au cœur. Nous exigeons des choix au service de notre vitalité.
Premiers signataires : Samuel Achache, metteur en scène, théâtre musical ; Laure Calamy, comédienne ; François Chaignaud, chorégraphe, interprète, danse ; Rebecca Chaillon, metteuse en scène, autrice, performeuse, transdisciplinaire ; Judith Chemla, actrice, chanteuse ; Philippe Decouflé, chorégraphe ; Lorraine de Sagazan, metteuse en scène, théâtre ; Tamara El Saadi, autrice, metteuse en scène, théâtre ; Julien Gosselin, metteur en scène ; Bérangère Jannelle, autrice, cinéaste et metteuse en scène, théâtre ; Alice Laloy, autrice, metteuse en scène, transdisciplinaire ; Maguy Marin, artiste créatrice danse ; Stanisla Nordey, Metteur en scène et acteur ; Phia Menard, artiste créatrice, interprète, transdisciplinaire ; Chloé Moglia, artiste suspensive, transdisciplinaire ; Antoine Rigot, artiste créateur interprète, cirque.