— par Selim Lander —
Juillet 2008
(Théâtre – Festival 08]
L’étrangère
Habitué à louer la programmation du Théâtre de Fort-de-France, nous avons été d’autant plus désagréablement surpris par le choix de cette Etrangère. On comprend qu’une intrigue qui mêle les fameux (ou fameuses) « touloulous » guyanais au culte Vaudou et aux racines africaines des noirs des Amériques puisse avoir a priori une certaine résonnance auprès du public martiniquais. Mais cela constitue-t-il un argument suffisant pour faire venir une pièce qui – au moins dans la mise en scène qui nous a été proposée – ne parvient jamais à créer l’émotion (ou a défaut le simple plaisir) qu’on attend du théâtre ?
Odile Pedro Leal
Le décor et les costumes, pourtant, sont d’emblée séduisants. Les comédiens sont placés sous des cloches en filet noir disposées autour de la scène, d’où ils sortiront au moment de rentrer dans l’action, et comme leurs costumes sont variés, colorés pour certains, et que certains ont par ailleurs des trognes assez remarquables, la première impression est favorable. Hélas ! on change d’avis dès que se met à défiler le texte dû à un écrivain d’origine congolaise, Caya Makhélé, dont on nous a fait savoir qu’il était « l’auteur de pièces de théâtre qui ont connu un certain succès » (!) L’action se situe dans la capitale d’un petit Etat dirigé par un dictateur avec l’aide de ses mercenaires (mais on n’en verra qu’un seul sur la scène). On peut penser à certaines pièces de Camus, d’autant que des réflexions sur le pouvoir, sur la malédiction du pouvoir, affleurent parfois. Mais tout cela est surdéterminé – comme on dit aujourd’hui – par l’intervention constante d’une déesse, Yémanja, qui avec l’aide de son fidèle Vaval et des touloulous s’applique à pervertir encore plus le désordre existant dans la cité. Cette Yémanja est une déesse redoutable, aussi cruelle et imprévisible que les dieux de l’Olympe. Elle a d’ailleurs droit de vie et de mort sur les humains, ressuscite ceux qu’elle aime et voue à d’horribles châtiments ceux qui lui déplaisent. La référence aux mythes (et au théâtre) grecs s’impose d’autant plus au spectateur que l’auteur a introduit un personnage aveugle, chargé de tirer la leçon des événements, et qu’il termine sa pièce par la découverte de l’inceste que le dictateur a commis sans le savoir avec sa dévergondée de touloulou de mère.
Il n’y a rien de particulier à dire des comédiens de la compagnie Guyane Art Théâtre, qui s’efforcent de tirer le plus possible de leurs rôles. Ceux qui interprètent la mère (Nicole Dogue, qui joue aussi le rôle d’une femme du peuple passablement éméchée, peut-être le meilleur moment du spectacle) et Vaval (Jean-Marc Lucret) se détachant néanmoins du lot, tandis que la déesse, jouée par la metteuse en scène elle-même (Odile Pedro Leal), nous a moins convaincu. Quant à la mise en scène, elle est au plus près du texte, ce qui n’est pas un mal en soi, contrairement à tant de productions théâtrales contemporaines où le spectateur a bien du mal à reconnaître l’histoire racontée par l’auteur. Dans ce cas, néanmoins, peut-être un effort d’imagination supplémentaire aurait-il pu aider à faire passer les faiblesses et les invraisemblances du texte.
« Yestefay »
Un spectacle conçu par et avec Joby Bernabé ne risque guère de décevoir. Et de fait, ce « Yestefay » (traduction approximative : « ça le fait ! ») nous a presque comblé. L’idée de rassembler sur une scène de théâtre un diseur (J. Bernabé lui-même) et un trio de jazz était d’emblée séduisante. Il y a tant de textes/poèmes magnifiques à dire et le jazz est une si belle musique quand il est bien joué ! Le spectateur n’avait qu’à se laisser emporter par le flot des notes et des paroles jusqu’au terme du spectacle, hélas trop tôt arrivé.
Joby Bernabé
Les musiciens étaient tous d’une très bonne tenue, ils étaient heureux de jouer ensemble, heureux de donner la réplique au conteur, lui-même très complice des musiciens. Tout ce bonheur visible sur la scène était communicatif et les spectateurs se sont vite mis au diapason. On ne peut faire moins que citer tous les musiciens : Jean-Claude Montredon à la batterie, Alex Bernard à la contrebasse, Philippe Paolo au piano – et leurs deux invités : Alfred Fantone à l’harmonica et Felix Clarion à la guitare. Le batteur s’est montré extraordinairement talentueux et A. Fantone a joué sur son harmonica un solo plein de sentiments et d’émotion. Contrairement à la mode d’aujourd’hui, les instruments étaient amplifiés, ce qui était évidemment superflu dans la salle aux dimensions restreintes du Théâtre.
J. Bernabé a récité des textes de lui ainsi que de Césaire, de Monchoachi, de Sony Labou Tansi… Il ne s’est pas contenté de dire ces textes, il les a interprétés, avec le talent qu’on lui connaît, encore stimulé par la présence de ses complices jazzistes. Pourtant, nous n’étions pas le seul, à la sortie, à nous plaindre de n’avoir pu saisir l’intégralité des textes. Le débit était parfois trop rapide, tous les mots n’étaient pas correctement articulés. Pourtant J. Bernabé disposait lui aussi d’un micro qui aurait dû en principe l’aider à mieux se faire entendre.
Une nouvelle engeance : les photographes
Manquer quelques bouts de phrases ou de vers n’a pas suffi à gâcher notre plaisir. Par contre la présence des médias (ou d’individus se prenant pour tels ?) a bien failli y parvenir. Jamais comme en Martinique nous n’avons assisté à ce qui passe désormais presque régulièrement lors des premières : des photographes et des vidéastes qui s’imposent pendant tout le spectacle, se déplaçant pour trouver le bon angle et multipliant sans compter les prises de vue de la même scène ou du même personnage afin que tous les spectateurs puissent non seulement les voir mais, en prime (!), entendre le clic-clac répétitif de l’obturateur des appareils-photos tout au long du spectacle.
Le soir où nous avons assisté à Yestefay, ils étaient trois : un photographe discret (relativement), un vidéaste qu’on a vu se déplacer sans arrêt, devant la scène, sur la scène, dans les coulisses et surtout une photographe qui a battu tous les records de nuisance depuis que nous assistons à des spectacles en Martinique. Si les deux autres se tenaient devant la scène, ils le faisaient assis par terre devant le premier rang de fauteuils, ou accroupis. Celle-là se mettait carrément debout, ou s’asseyait sur le bord de la scène, ce qui veut dire qu’elle s’interposait sans aucune vergogne entre les spectateurs et le spectacle. Elle portait deux appareils, chacun particulièrement bruyant. Peut-être voulait-elle se faire passer ainsi pour une vraie pro, mais des photographes professionnels feraient-ils cela, oseraient-ils perturber le spectacle qu’ils sont censés couvrir ? Nous ne voudrions le croire.
Quoi qu’il en soit, il paraît urgent que les responsables des théâtres de Fort-de-France (car l’Atrium est aussi concerné par ces comportements aberrants) remettent les photographes à la place qui devrait être la leur : qu’ils interviennent lors des dernières répétions en costume, si c’est possible, et sinon qu’on leur accorde cinq ou dix minutes au début du spectacle et puis qu’ils disparaissent ! D’avance merci au nom de tous les spectateurs qui ont payé leur place et qui méritent quelques égards.
Léon Gontran Damas a franchi la ligne
Première création en Martinique de ce spectacle au titre énigmatique consacré à Léon Gontran Damas par une petite compagnie métropolitaine et interprété par en solo par Mylène Wagram. On mesure d’emblée, par comparaison avec le spectacle précédent, la différence entre la comédienne et le conteur, aussi talentueux soient-ils tous les deux. Ici pas de micro, pas d’autre artifice que celui de la mise en scène, et pourtant grâce à sa diction parfaite, M. Wagram se fera mieux entendre que le conteur. C’est qu’elle ne se contente pas de dire Damas, ou de l’interpréter comme pourrait faire par exemple un chanteur, elle le joue. On peut d’ailleurs considérer que c’est justement en jouant un texte qu’on en fait mieux passer le contenu. D’où vient le théâtre après tout ? Certainement du plaisir de jouer ensemble qui réunit les comédiens (avant les spectateurs qui se réunissent dans l’attente – hélas souvent déçue – du plaisir de les regarder) mais encore, tout autant, la volonté d’un auteur de faire passer son message de la manière la plus efficace.
Mylène Wagram
Aujourd’hui, le théâtre connaît un redoutable concurrent avec le cinéma dont la puissance d’émotion est bien supérieure et qui présente par ailleurs l’avantage d’être moins onéreux pour le spectateur. Car, même s’il s’agit d’une grosse machine très coûteuse à produire, une fois mis en boite le film peut être projeté indéfiniment à un coût presque nul. Malgré tout, le théâtre résiste, souvent avec des bouts de ficelle, mais il vit encore, preuve qu’il n’est pas prêt à mourir. Et c’est tant mieux. Puisse-t-il poursuivre sa destinée le plus longtemps possible pour le plaisir conjoint des spectateurs et des acteurs.
Mais revenons à Léon Gontran Damas. Tout le monde en Martinique le connaît comme l’un des trois « mousquetaires » de la négritude avec Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire. Et tout le monde connaît l’idéologie de la négritude. Cela créait une situation insolite dans la mesure où les spectateurs étaient plus avertis du fond du discours qui se développait sur les planches que l’équipe qui a monté le spectacle avec l’enthousiasme du néophyte (en négritude). De là vient sans doute le fait que l’appréciation que l’on peut avoir en Martinique de Léon Gontran Damas a franchi la ligne est sans doute moins enthousiaste que celle qu’il devrait recevoir de la part d’un public moins averti.
Le spectacle est pourtant plus qu’honorable. Le décor est simple et efficace, réduit à une estrade que la comédienne modifie et déplace à volonté, plus une lampe en forme de micro. Quant à la comédienne, petit bout de femme émue et émouvante, elle passe sans trop d’effort apparent d’un rôle à l’autre, du sérieux au drôle, voire de la poule au ravet (dans une adaptation tropicale très plaisante de la cigale – le ravet – et de la fourmi – la poule). Par contre l’éclairage est parcimonieux, ce qui renforce le parti pris de la metteuse en scène, Frédérique Liebaut, de mettre l’accent sur la négritude comme condition tragique. On se permettra de déplorer qu’elle rende ainsi le spectacle inutilement pesant. A quoi bon en effet revenir sans cesse sur le sombre passé si ce dernier n’est pas transcendé par quelque chose qui le magnifie ? Lorsqu’on entend le Cahier de Césaire récité par un comédien, on est emporté par le verbe césairien comme par un fleuve auquel rien ne résiste. On aurait aimé sentir davantage une telle transcendance dans les textes de Damas. Après tout, il y a dans certains de ses textes l’expression d’une révolte, d’une violence que l’on n’a pas suffisamment perçues dans le spectacle présenté à Fort-de-France. On aurait pu aussi insister sans doute davantage, en même temps ou à la place de ce qui précède, sur le côté dandy de Damas pour monter un spectacle placé sous le signe de l’élégance, du brillant, du paraître, toutes qualités éminemment théâtrales.
Le Coin des amen
La dernière pièce était annoncée comme le « clou » du festival. Texte de James Baldwin, traduction de Marguerite Yourcenar, dans une mise en scène de Pascal Legitimus déjà montrée à l’Epée de bois, à Paris. On s’attendait à du vrai théâtre. Et de fait, neuf comédiens sur la scène de Théâtre de Fort-de-France, c’est quelque chose qu’on ne voit pas tous les jours. Malheureusement une bonne affiche ne garantit pas un bon spectacle. Nous avons été doublement déçu, et par le texte et par l’interprétation.
Que dire du texte sinon qu’il nous a paru horriblement démodé ? Le « drame » d’un jeune garçon déchiré entre une mère pasteur rigoriste et un père musicien bohème était sans doute fort émouvant à l’époque où il a été écrit. Peut-être l’est-il encore aux yeux de certains spectateurs qui n’ont pas surmonté les traumatismes d’une jeunesse étouffée par la religion. En ce qui nous concerne, et même si nous pourrions nous retrouver quelque part dans les malheurs du jeune héros, nous avons trouvé tout cela profondément ennuyeux.
Cela étant, nous l’avons suffisamment dit dans nos chroniques : pour faire du bon théâtre, il n’est pas absolument nécessaire d’avoir un bon texte. Une bonne mise en scène, des acteurs talentueux, cela peut suffire pour nous fasciner. Le théâtre contemporain fournit maintes confirmations de cette observation, lui qui ne s’attache – la plupart du temps – qu’à des textes invertébrés.
James Baldwin
Dans le prospectus distribué aux spectateurs, Le Coin des amen est présenté comme « la pièce gospel-blues légendaire de James Baldwin ». Et sans doute, si la mise en scène avait réussi à rendre l’atmosphère gospel de certaines églises chrétiennes d’Amérique du Nord, cela eût-il sauvé la mise à la pièce. Malheureusement, dès la première scène où quelques comédiens, rassemblés dans le coin de la scène qui figure le temple, s’essayent à imiter les fidèles noirs des églises d’Amérique du Nord, on comprend que c’est raté. Ces comédiens sont des noirs pourtant, mais trop parisiens sans doute pour se montrer capables de restituer la ferveur, la joie, l’aptitude au chant choral et le sens du rythme de leurs frères américains.
Le reste du spectacle est à l’avenant. Les comédiens ont souvent du mal à se placer et à placer leur voix. Ils crient souvent sans raison, en avalant une partie de ce qu’ils ont à dire, et ils s’essayent à prendre un accent « nègre » (?) avec aussi peu de succès que certains autres acteurs français lorsqu’ils s’efforcent d’imiter l’accent de Marseille.
On s’en voudrait de copier ici Victor Segalen, brocardant dans son Journal un spectacle d’opéra auquel il eut l’occasion d’assister, lors d’une escale à Batavia, en octobre 1904i. N’empêche que les spectacles qu’il nous a été donné (moyennant finance) de voir pendant le festival de Fort-de-France 2008 furent bien décevants. Malgré ses défauts, seul celui imaginé par Joby Bernabé nous a paru réussi. Sans doute parce qu’il était le seul authentique. Les autres n’étaient que racoleurs : il fallait faire « nègre » à tout prix, aurait-on dit, puisqu’on se produisait à Fort-de-France. Hélas ! les Guyanais avaient bien du mal à se couler dans le moule de l’Afrique et du vaudou et les deux troupes de Métropole ne parvenaient pas davantage à se mettre dans la peau qui d’un étincelant Dalmas guyanais (n’aurait-il pas mieux valu que la troupe de Guyane se charge de celui-là ?), qui des noirs américains. Des comédiens devraient pouvoir endosser de manière convaincante n’importe quel personnage, dit-on. Sans doute le devraient-il, mais il y a visiblement des rôles auxquels certains d’entre eux feraient mieux de ne pas se frotter.
La photographe a encore sévi
Last but not least. En choisissant la deuxième soirée pour assister au Coin des amen, nous espérions échapper aux photographes. Raté ! la dame a encore sévi. Arrivée comme la fois d’avant en retard pour s’installer à nouveau au premier rang avec le même sans gêne, elle est restée là jusqu’à la fin de la représentation, imposant aux spectateurs assis près d’elle le claquement incessant de son obturateur. Combien de photos a-t-elle prise (au rythme souvent de plusieurs par minute) ? pour quel indispensable usage ? Il est inconcevable, répétons-le, que des choses pareilles se passent dans une salle de théâtre. Puissent les responsables des salles de Fort-de-France nous entendre et prendre les mesures qui s’imposent.
i « Escale à Batavia – Victor Segalen et l’effroyable entropie du divers » in Georges Voisset, Les Lèvres du monde – Littératures comparées de la Caraïbe à l’Archipel Malais, Bécherel, Les Perséides, 2008, chap. 9.