Ceiba ? Un « genre » (famille) d’arbres de ce pays (fromager, kapokier, mapou rouj, bois coton) comme le rappelle opportunément le directeur de Tropiques Atrium, puissance organisatrice, dans son édito en forme de poème. Onze spectacles (théâtre, danse, musique et même opéra) qui se sont déroulés tantôt à l’Atrium tantôt sous le chapiteau installé dans la commune de Saint-Esprit. Nous avons déjà dit ici-même tout le bien que nous pensions de l’adaptation des Noces de Mozart sous forme réduite mi opéra-mi théâtre (1), il n’est donc pas nécessaire d’y revenir, pas davantage que sur la pièce de théâtre Chasser les fantômes vue lors du dernier festival d’Avignon (2). Nous voudrions simplement exprimer brièvement notre ressenti à propos des autres spectacles du festival auxquels nous avons pu assister.
Danse : Näss (les gens)
Peut-être le sommet de ce festival. Le chorégraphe, Fouad Massoud, est franco-marocain et c’est au Maroc qu’il a passé son enfance. Il a intitulé sa pièce en hommage au groupe Nass el Ghiwane (les gens bohèmes), qui ont popularisé la culture gnawa dans les années (19)80, les Gnawa étant une confrérie religieuse qui mêle l’islam et des pratiques animistes importées de l’Afrique subsaharienne. S’il y a de fait du religieux dans cette pièce, on y trouve bien d’autres choses, des combats, un peu de hip hop. La musique est à l’unisson. Parfois elle s’interrompt complètement et seuls les pieds frappés sur le plateau rythment la danse. Au-delà de ce que peuvent signifier les différents moments de cette pièce (la danse s’adresse aux sens plus qu’à l’intellect), on est surtout frappé par la virtuosité et – plus encore peut-être – l’énergie que dégagent les sept danseurs constamment sur la brèche. Seuls moments de repos (relatif) ceux où cinq danseurs sur les sept se regroupent et adoptent une danse minimaliste pour laisser s’exprimer les deux autres, mais ces deux-là avec d’autant plus de véhémence.
Théâtre : Les Misérables (d’après Victor Hugo)
Il s’agit bien d’une adaptation (par Chloé Bonifay et Lazare Herson-Macarel) et qui s’avère très éloignée de l’original puisque l’action se passe de nos jours et que, par exemple, la barricade sur laquelle périra Gavroche est élevée par des « blouses blanches » mécontentes de l’état de leur hôpital. On ne critiquera pas exagérément cette pièce, on saluera même le rythme qui ne faiblit pas du début à la fin des deux heures trente que dure le spectacle ainsi qu’une mise en scène efficace (en particulier la scène des barricades, pas si facile a priori). Ceci dit, c’est quand même la déception qui domine. Il est certes difficile de transposer un roman fleuve comme Les Misérables au théâtre mais cette adaptation s’avère vraiment schématique. Le personnage de Gavroche est quasi inexistant ; le suicide du policier Javert demeure mystérieux pour qui ne connaît pas bien le roman, etc. Même le personnage de Jean Valjean manque d’épaisseur. En réalité seuls les Thénardier, mari et femme, existent vraiment : il est vrai que leur histoire est facile à isoler et qu’ils sont particulièrement « pittoresques ». Impossible de conclure ce paragraphe sans remarquer que les surtitres étaient très difficilement lisibles, voire illisibles pour qui ne possédait pas une très bonne vue et que les comédiens criaient beaucoup. Ils étaient, certes, dépourvus de micro, effort méritoire dans la vaste salle Aimé Césaire.
Seul en scène : Portrait d’Anakoé de Souza de et par Jean-Christophe Folly
« Il y a un narrateur qui raconte sa rencontre avec une femme dans un Kebab. À force de raconter cette femme, il finit par la devenir. Il y a donc deux personnages ou un seul, libre à chacun d’en décider. » Ainsi Jean-Christophe Folly résume-t-il sa pièce, écrite dans une langue superbe, même si elle n’était pas toujours facile à entendre dans l’enceinte du chapiteau. « Au bout de je ne sais combien de nuits », ainsi débute ce texte, ce n’est pas tout à fait « Au bout du petit matin » mais la formule reviendra comme dans le Cahier de Césaire. Le texte comporte trois parties écrites différemment : l’homme qui se noie de paroles ; l’homme devenu femme ; l’homme redevenu lui-même, un habitant de Montrouge qui mange des kebabs (d’où le sous-titre de la pièce : « Salade, tomate, oignons) : il trimballe une vieille valise censée contenir ses ancêtres congolais (Amakoé est un prénom congolais – quant au Souza le plus célèbre, Francisco Félix de Souza, il était brésilien et trafiquant d’esclaves !). J.-Ch. Folly n’est pas qu’un auteur, c’est un comédien qui a de la trempe et convainc sous ses trois avatars : l’homme en costume et gants blancs ; la femme au justaucorps rouge et talons hauts ; le paumé avec sa valise dont il ne sait que faire.
Éducatif : Je suis bizarre d’Astrid Bahia (texte et M.E.S.)
Dans la ligne du théâtre « éveillé », une pièce sur une minorité sexuelle particulièrement originale, celle des hermaphrodites. Le personnage principal est une très jeune fille ; ses parents, à sa naissance, ont refusé l’intervention chirurgicale qui aurait pu trancher en faveur de tel ou tel sexe. Cette pièce – qui plaide en faveur du non-interventionnisme et donc pour laisser à la personne concernée, le moment venu, la liberté de choisir (ou non) son sexe – va droit au but. Elle semble avoir été écrite à l’intention des élèves des collèges et lycées autant pour les inciter à la tolérance envers les particularismes sexuels que pour les aider à assumer sans trop de peine une éventuelle différence. L’intention de la pièce est trop apparente, son discours trop direct pour séduire les amateurs de théâtre mais cela ne l’empêchera sans doute pas d’atteindre son but. La distribution – huit interprètes dont un musicien et une chanteuse – est abondante, d’autant que la troupe s’est transportée depuis la Métropole. Un trio comique intervient comme dans les pièces du « Grand Will » (Shakespeare) lors d’intermèdes qui rompent avec l’atmosphère très didactique de cette pièce.
Variétés : Lola par Lola
Lola (Lola-Jeanne Cloquell) est une slameuse-performeuse qui a produit son spectacle en résidence à Tropiques Atrium. Elle est accompagnée par un pianiste, un human beat box, une violoniste et un joueuse de bèlè. Elle fait preuve d’un beau tempérament et d’une belle présence scénique. Le texte se rapproche du slam sans se confondre avec lui. On retrouve bien la recherche des rimes et des assonances (gorge et gorgone, habitude et altitude par exemple dans son texte) mais de manière moins systématique que dans le slam. Chez elle la violence côtoie la tendresse, la véhémence la poésie. Ses textes sont résolument féminins plutôt que féministes ; on ne les imaginerait pas sortis d’une plume masculine. Il lui arrive de chanter et alors ce peut être en langue étrangère (espagnol, anglais). Mention spéciale pour les lumières. On regrette que la musique ne soit pas plus présente dans son spectacle alors qu’elle a quatre musiciens à son service.
Angela Davis avec Astrid Bahia
Coïncidence, la chaîne 4 de télévision a diffusé il y a quelques jours Iphigénie mise en scène par Stéphane Braunschweig avec Astrid Bahia dans le rôle d’une servante. Quel plaisir ce fut de l’entendre dire – fort bien – les vers de Racine, si loin des textes et des personnages qu’elle défend habituellement. Textes et personnages dont le festival nous aura donné deux exemples, Je suis bizarre pour les premiers et Angela Davis pour les seconds, sur un texte, cette fois, de Faustine Noguès. Seule en scène tout au long de la pièce (à l’exception du prologue filmé), commandant elle-même la musique enregistrée, elle raconte le parcours mouvementé de son héroïne. C’est intéressant, varié. A. Bahia a les épaules qu’il faut pour porter ce personnage. Un (petit) bémol, les transitions entre les différentes parties (avec ou sans micro, slamée ou non, avec ou sans musique, avec ou sans images) manquaient un peu de fluidité. Autre constat – mais il n’y a à cet égard rien à reprocher – Angela David, une histoire des États-Unis a beau enchaîner diverses formes, il s’agit moins de théâtre que de militantisme. On ne trouvera donc pas dans cette pièce un portrait réaliste d’Angela Davis, mais un récit hagiographique et la dénonciation sans nuance du racisme systémique des Blancs à l’encontre des Noirs (dans la droite ligne de l’ouvrage Le Contrat racial de Charles W. Mills, référence incontournable pour les « décoloniaux »). La fatalité du racisme est d’ailleurs contredite dans le spectacle lui-même par les images des foules entièrement blanches, comme à Paris, qui défilaient pour demander la libération d’A. Davis alors emprisonnée (en 1971). Encore une fois, il ne s’agit pas ici d’une critique. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il n’y a pas tant de pièces aussi clairement politiques que celle-ci, ce qui présente déjà un intérêt en soi. Tout en laissant évidemment ouverte la question de tout spectacle politique : aussi réussi soit-il – comme c’est ici le cas – est-il capable d’atteindre son but, si celui-ci est bien de rallier à sa cause une partie au moins du public (en dehors des convaincus d’avance) ?
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Une remarque concernant l’organisation du festival. Celui-ci s’est déroulé pour partie à Fort-de-France, pour partie à Saint-Esprit, sans doublon : les pièces représentées à Fort-de-France ne l’étaient pas à Saint-Esprit et vice versa. Or, vu la densité de la circulation automobile et les embouteillages récurrents, il s’avère difficile et fastidieux de circuler en fin d’après-midi entre les deux villes. Il paraît par ailleurs dommage de faire venir des comédiens, musiciens, danseurs, techniciens de la Métropole pour seulement deux représentations (dont une pour les « scolaires »). Ne serait-il pas possible lors du prochain festival de les faire jouer dans les deux lieux ?
(1) Opéra : « Les Noces » en Martinique (madinin-art.net)
(2) Avignon 2022-6 : « Salina », « Chasser les fantômes », (OFF) (madinin-art.net)