30 ans. De l’arrivée en Martinique en 1987, pour sa carrière d’enseignante en Arts Plastiques, à 2017, choix de son lieu de résidence pour sa retraite, en passant par la Guyane et le Vénézuela, 30 ans d’ancrage dans l’imaginaire du lieu, dirait Patrick Chamoiseau, 30 ans dans la Caraïbe, 30 ans d’Antillanité.
Mais qu’entend-on par Antillanité ou Caribéanité en matière d’Art ?
Le concept d’Antillanité a été développé par Edouard Glissant : l’Antillanité est une volonté de réparer les déchirures sociales, de combler les trous de la mémoire collective et d’établir des relations. L’Antillanité est une spécificité ouverte et plurielle.
Derek Walcott parle d’un « naufrage de fragments ».
Marsha Pearce dans « Cartographie de la Caribéanité » parle d’ « une forme composée de plusieurs couches ; une forme pourvue de la richesse, associée à la douleur et la promesse nées des efforts de créer des synthèses d’un ensemble de morceaux et de pièces. Il faudrait employer « le mécanisme du collage », pour emprunter la phrase de James Clifford » (1)
Or, ces déchirures, fragments, trous de la mémoire, collage, couches, pièces, relations se retrouvent justement dans le travail de Marie Gauthier : « des tissus fins marouflés sur toile ou sur bois laissent percevoir des coutures, des plis et des motifs que l’artiste recouvre partiellement ou totalement de peinture. Ces supports voilés et peints, métaphores des corps, représentent le ressenti de l’expérience, à la fois singulière et universelle du vivant », le vivant qui est aussi le sujet de la dernière exposition d’Ernest Breleur « Le Vivant, passage par le féminin » où les apparats féminins, les corps, le végétal et l’animal en flottaison se meuvent pour l’avènement de l’espèce.
Dans sa dernière exposition « Prédelles », Marie Gauthier par des « touches fines dessine des pluies et des vents légers qui animent l’espace silencieux de l’impossible à dire, ponctué de rouge et d’or , jusqu’à des broderies, au bord du vide ».
Regardons les zébrures, les dessins rouges très fins dans l’œuvre de Marie Gauthier. L’historien d’Art, Georges Didi-Huberman, fait remarquer que Fra Angelico, avant de peindre, dessinait en rouge, pour symboliser l’incorporation de l’âme, le surgissement du vivant, l’incarnation. En reprenant le trait rouge, l’artiste tente de percer et de s’approprier le mystère d’un être spirituel qui devient chair, sans doute celui de la fécondation, de la matrice, de la Mère ?
Et il y a l’espoir, incarné par des feuilles, qui sont aussi des arbres, et qui s’efforcent de sortir, de renaître de cette terre mère gorgée de cadavres, empruntant pour ce faire le sexe féminin, l’Y, l’Ichthus, et voilà le mystère du vivant, de l’impensable, de l’innommable. » (2)
Dans ce lieu Martinique, dans cet Archipel Caribéen comment ne pas penser au ventre du bateau négrier, cette matrice gorgée de cadavres, d’où sortent et renaissent des peuples épris de vie. Métaphore utilisée par Césaire et Glissant, et rappelant Nettleford qui écrit : « le processus magnifique de créolisation, avec ses différents éléments, se fondant par ci, se séparant par là, s’assimilant par ci, résistant par là, contrerésistant à nouveau dans une relation contradictoire dynamique qui produit de la peine, mais qui, en même temps, engendre la vie. » (1)
On l’a vu, Marie Gauthier travaille sur la nature de l’être et son expérience du vivant. Bien sûr son travail est nourri de ses origines européennes, de ses connaissances approfondies de l’Art Occidental historique et contemporain.
C’est un univers sophistiqué et hermétique qui invite à la réflexion et à la découverte de l’en-dessous de l’être. Mais il est également empreint de sa sensibilité et de son vécu caribéen. Elle est une exote comme dirait Ségalen.
On n’insistera pas sur sa palette, qui, si elle est nourrie des velours incarnats de la Renaissance, flamboie des violences tropicales.
Que ceux qui douteraient de la pertinence de cette thèse, se souviennent des deux grands tableaux 1,60 x 80 cm intitulés Résilience 1 et Résilience 2, que Marie Gauthier a exposé à Fonds Saint-Jacques en 2013 dans le cadre du « Grand cri nègre », exposition organisée par le Centre Césairien d’Etudes et de Recherches.
Là, des chairs ensanglantées, ficelées dans un linceul incarnat, semblent flotter dans un espace indéfini et hésiter à descendre ou à tomber dans la fracture du sol où les attend peut être un avenir, sous la couverture nuageuse, avec comme seul élément rassurant l’ouverture circulaire parfaite d’un récipient invisible, porteur d’espoir, et les légères arabesques à la marge, en bordure, en souvenir d’une légèreté.
Ces corps sans tête peuvent nous rappeler à nouveau Breleur avec ses corps flottants de la Mythologie de la Lune, qui se concluront par la série des Christ. Il est curieux de constater une sorte d’entrecroisement où pendant qu’Ernest Breleur quitte l’antillanité du groupe Fwomajé, Marie Gauthier aborde la sienne. (3)
Mais la perception de l’antillanité chez Marie Gauthier passe par l’intime, par la douleur, la chosification du corps, du corps qui devient objet et non pas sujet. Ces corps chosifiés n’ont pas d’identité. Colonisation= chosification nous dit Césaire « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme » (4)
Marie Gauthier par ses « Résiliences », interprète plastiquement la reconquête du « je », du sujet qui redevient auteur de sa vie.
Ses douleurs et ses victoires se combinent à celles de tous les peuples, toutes les souffrances des femmes et des mères éplorées, et par là touchent à l’universel, donnant ainsi expression à sa Caribéanité.
(1) Pearce, M. (2013). « Une cartographie de la Caribéanité » in Cruse & Rhiney (Eds.), Caribbean
Atlas, http://www.caribbean-atlas.com/fr/thematiques/qu-est-ce-que-la-caraibe/une-cartographiede-la-caribeannite.html.
(2) Michèle Arretche « Soulevons le voile » in Madinin’art mars 2017
(3) E.Breleur, Outre mer 1ère , mai 2017 : « Ma singularité artistique est composite. Certes je suis né au cœur de la Caraïbe, et cela m’habite. Mais ce qui est intéressant c’est comment dans son travail sortir de la solitude de sa culture et franchir ses propres frontières. Cela se fait par la rencontre des imaginaires des autres, comme dirait Edouard Glissant, c’est aller à la rencontre de toutes les poétiques. »
(3 ) Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme
Michèle ARRETCHE
Amateur d’Art
Mai 2017