Anticorps : Penser/Panser la Martinique en temps de pandémie

La Fabrique décoloniale est un groupe de citoyen.ne.s mené par des chercheur.e.s, historien.ne.s et artistes martiniquais.e.s, fondé dans le contexte des tensions sociales qui agitent la société martiniquaise depuis mai 2019. Cette association a pour vocation de s’interroger sur l’origine, l’influence et le dépassement du fait colonial. Ces deux dernières années, nous avons assisté à l’émergence de problématiques politiques et sociales nouvelles liées à la gestion particulière de la pandémie en Martinique. Ces dynamiques tiennent à la fois du champ politique, médical, médiatique et social. Elles nous renseignent sur notre capacité commune à gérer une crise complexe et sans doute à inventer de nouvelles formes de résilience. Ce texte est le fruit de réflexions quant à ces nouvelles dynamiques.

Depuis le mois de juin 2021, la Martinique et la Guadeloupe font face à leur quatrième et plus violente vague épidémique (jusqu’à 12 morts par jour). En Martinique, les hôpitaux et les morgues sont encore saturés aujourd’hui et tous les soignants du CHUM qui étaient en congé ont été sommés de regagner leurs postes. Des centaines de professionnels de santé et de pompiers se sont portés volontaires pour faire le déplacement de la France vers la Caraïbe afin de porter assistance dans les hôpitaux. L’état d’urgence national a été déclaré et les ministres de la Santé et des Outre-mer ont effectué des visites officielles en Martinique et en Guadeloupe les 11 et 12 août derniers. En Martinique, les touristes ont été priés de quitter l’île, les hôtels ont été fermés et la population martiniquaise est sous confinement strict (sans accès aux plages) depuis six semaines[1]. Alors que s’évapore tout espoir de retrouver une vie normale et malgré les images médiatiques de sacs mortuaires reposant dans les couloirs, malgré les longues listes d’avis d’obsèques diffusés par les radios locales, de nombreux Martiniquais.e.s demeurent encore réticents au vaccin et rejettent le protocole de vaccination proposé par le gouvernement français pour combattre la Covid-19.

Il faut dire que jusqu’au mois de juin, la pandémie de la Covid-19 s’était invitée dans la vie des Martiniquais.e.s uniquement à travers des politiques publiques et des restrictions dont certaines paraissaient alors absurdes (par exemple, l’impossibilité d’aller à la plage lors du tout premier confinement où les cas étaient si peu nombreux). En mars dernier, on a assisté au début de l’augmentation des cas et à l’ouverture d’une vingtaine de lits de réanimation supplémentaires pour y faire face. Mais jusque-là, l’île semblait avoir plutôt bien résisté aux trois premières vagues. Aussi, l’expérience quotidienne des Martiniquais.e.s demeurait bien éloignée de ce que nombre de pays avaient eu à subir jusque-là, comme si la pandémie n’était qu’un problème lointain.

Un phénomène similaire de non-acceptation de cette pandémie a été observé dans certains pays voisins de la Caraïbe anglophone où, contrairement au reste du monde, le nombre de cas était resté très peu élevé lors des premières vagues[2], comme si nos « îles » seraient à jamais épargnées et protégées. Parfois, la distanciation idéologique face à la crise s’est faite au détriment même de la nécessaire distanciation physique/sociale. Notre situation actuelle diffère de celle des Antilles néerlandaises jouissant pourtant d’un statut politique proche de celui de la Martinique et de la Guadeloupe (Aruba, Bonaire, Curaçao)[3] où plus de 60 pourcent de la population est vaccinée avec un schéma vaccinal complet. Cela dénote peut-être notre propre incapacité à faire peuple, à faire face au risque de manière collective et concertée. Il est vrai que jusqu’au début de cette quatrième vague, la plupart des Martiniquais.e.s ne connaissaient aucune personne gravement malade et n’avaient eu à déplorer aucun décès dans leur entourage. Cette relative absence/invisibilité de la mort et de la souffrance dans notre quotidien constitue sans doute l’explication la plus logique du faible taux de vaccination dans l’île.

Avec l’explosion du nombre de cas graves et de décès, nous voici aujourd’hui dans une situation paradoxale puisqu’alors que nous disposons d’un outil de protection efficace contre la Covid-19, le vaccin, celui-ci fait l’objet d’une méfiance telle qu’une sortie de la crise actuelle paraît fortement compromise. Nous affirmons que pour l’heure, la vaccination constitue notre meilleure option.

La vaccination contre la Covid-19 n’est pas une question identitaire, c’est un choix éthique et politique. Toutes les questions qui ont émergé depuis l’apparition de ce virus dans la province de Wuhan en Chine sont des questions communes à l’humanité. Des questions communes à tous les pays. Et il y a eu beaucoup de réponses variées qui tenaient souvent davantage de la politique et de l’idéologie que de la science.

On pense à la fameuse “immunité collective” principalement poussée par des partis conservateurs ou d’extrême droite, pour qui le coût humain est secondaire face aux conséquences économiques ou aux priorités idéologiques. Selon eux, il s’avère hors de question d’arrêter la machine économique pour quelques vies. Il est hors de question de refinancer et de rééquiper les systèmes de santé de manière préventive, car cela va à l’encontre des dogmes néolibéraux. Il faut aussi comprendre que ce coût humain ne serait pas porté par les plus riches ou les plus aisés, mais par les plus pauvres et défavorisés. La Covid a tué plus chez les pauvres et les minorités dans tous les pays occidentaux.[4]

Ce n’est pas un hasard si cette dynamique a été voulue et poussée par des gouvernements tels que celui de Donald Trump ou Jair Bolsonaro. Leur projet politique est une prolongation de l’idéologie coloniale. Une crise de la Covid qui frapperait principalement les minorités rebattrait les cartes démographiques et donc électorales aux États-Unis. Pour le président brésilien Bolsonaro, les ravages dans les communautés natives ou mestizos dans l’Amazonie “libéreraient” des espaces pour la classe des planteurs et des miniers.

Il faut dire que la crise de la Covid-19 survient à un moment crucial et confus en Martinique. À partir de mai 2020, plusieurs groupes de jeunes Martiniquais.e.s ont exprimé l’envie de reterritorialiser les espaces publics et ont par conséquent détruit plusieurs statues représentant des personnages historiques controversés ou d’anciens colonisateurs. À travers ces séries de manifestations, les traumas historiques ont refait surface assez brutalement, en particulier dans le contexte de Black Lives Matter, de l’assassinat de George Floyd et de Breonna Taylor. Les luttes contre les conséquences encore visibles du colonialisme ainsi que les luttes pour la justice réparatrice ont atteint leur paroxysme. C’est dans cette atmosphère de tension autour de la mémoire et de l’histoire que la pandémie de la Covid-19 a démarré, un contexte socio-politique très agité avec la montée de postures radicales contre « l’ordre colonial » , se mêlant à des actes de violence et de rejet des autorités locales. Pour de nombreux Martiniquais.e.s, le rejet du vaccin s’assimilerait donc au rejet de la domination néocoloniale française.

En outre, la communication « anti-vax » sur les réseaux sociaux et la profusion d’informations erronées et d’annonces irrationnelles par des pseudo-scientifiques ont amplifié le chaos général. À cause de la distanciation sociale et physique pendant les périodes de confinement, les échanges et débats quotidiens habituels ne pouvaient plus avoir lieu dans les espaces publics, les rues et les marchés et ces conversations de la vraie vie ont été remplacées par des discussions virtuelles via des applications mobiles. La situation est donc de plus en plus confuse pour une majorité de Martiniquais.e.s dont la peur a été exacerbée par les réseaux sociaux.La place de la science en contexte néocolonial

Plusieurs acteurs et actrices politiques, de la préfecture aux nouveaux élu.e.s de la Collectivité Territoriale de Martinique, ont ces derniers mois évoqué une “solution martiniquaise” à trouver pour faire face au virus. Comment la définir? Nous affirmons qu’une solution martiniquaise est avant tout de protéger les vies martiniquaises…

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