La Guadeloupe et la Martinique à travers les cartes postales anciennes
Par Michel Herland
La réédition de deux ouvrages de Gisèle Pineau et André Lucrèce respectivement consacrés à la Guadeloupe et à la Martinique est l’occasion d’un voyage dans le passé riche d’enseignements. Les premières cartes postales ne ressemblent en rien à celles que l’on trouve aujourd’hui sur les présentoirs des boutiques pour touristes. Pas de paysage de rêve – mer bleue, sable blond et cocotiers –, pas de fleurs exotiques, pas de pin-up plus ou moins dénudée assortie d’une légende égrillarde. Il y a un siècle en arrière, on ne connaissait pas la photographie en couleurs, ce qui rendait sans intérêt les photos de paysages ou de fleurs. Quant aux jeune femmes et dames, elles se baignaient tout habillées – comme nous le montrent, justement, les cartes postales anciennes. Celles-ci nous apportent en effet un témoignage proprement irremplaçable sur la vie de nos ancêtres. Il y avait bien, à cette époque, le journal L’Illustration, mais ce dernier couvrait surtout les grands événements ; ses reporters ne visitaient pas les coins reculés et s’intéressaient peu à la vie sans grandeur des classes laborieuses. Heureusement, grâce aux cartes postales, il nous reste des images des moindres villages ; et non seulement des villages mais de leurs habitants dans des situations festives ou dans des occupations tout-à-fait ordinaires, alors qu’aujourd’hui le respect du « droit à l’image » interdirait de photographier n’importe quel quidam, d’imprimer sa photo sur du carton et de la vendre à qui en voudra qui l’enverra par la poste à qui il voudra en ajoutant au verso un mot (qui se continuera parfois jusqu’au recto).
Qui, parmi nos lecteurs d’un certain âge, n’a eu entre les mains de ces vieilles cartes un peu jaunies, écrites à l’encre noire ou violette d’une plume hâtive ou appliquée, adressées à des grands parents depuis longtemps disparus ?
Les deux livres racontent la même histoire dans des lieux qui se ressemblent. Ne parle-t-on pas des « îles sœurs » à propos de la Martinique et de la Guadeloupe ? Il faut des événements extraordinaires, comme l’éruption de la Montagne Pelée en 1902 ou le cyclone qui frappa Pointe-à-Pitre en 1928, toujours liés à la ruine et à la désolation, pour les particulariser. Pour le reste, c’est toute la société de cette époque-là, autour de la première guerre mondiale, qui défile : bourgeois ou paysans, marchands ou pêcheurs, riches ou pauvres, en tenue des villes ou des champs, parfois en guenilles, au travail ou au repos. Les photos nous enseignent comment on était vêtu pour couper la canne, laver le linge, vendre quelques légumes ou des bonbons gwo siwo, et le dimanche aller à la messe ou excursionner. Nous pouvons comparer les coiffures, panamas, casques coloniaux, chapeaux bakoua pour les hommes, et chez les femmes le langage compliqué des coiffes nouées et des bijoux, collier-choux, chaîne-forçat, tété-négresse, créole, nid d’abeilles…
C’est le temps de la première révolution des transports, quand apparaissent les bateaux à vapeur, les automobiles, les taxis pays qui remplacent progressivement les voiliers, les calèches, les chars à bœufs. Mais l’on monte encore à cheval ou sur un mulet, le tramway est hippomobile, la barque se manœuvre avec des rames, et c’est au sabre d’abatis qu’on coupe la canne, à la force des muscles qu’on soulève les sacs de sucre et les tonneaux de rhum.
Ces anciens qui nous regardent fixement à travers l’objectif du photographe ne nous ressemblent guère. Ils sont marqués par le labeur, par les privations pour certains. Ils font encore partie du monde de toujours, celui où l’on se déplaçait le plus souvent à pied, où toute l’existence restait confinée à l’environnement le plus proche, où la vie, pour la plus grand nombre, se résumait à trimer sans cesse pour le repos de quelques-uns. Il y avait fort peu d’obèses, seuls les riches étant susceptibles de manger une nourriture qui les fasse grossir. Les journées de travail s’allongeaient de la pointe du jour à la tombée de la nuit, les vacances n’existaient pas, pas plus que les congés-maladie et les CHU. On mourrait tôt et dans la souffrance, usé. On ne lisait pas, faute de savoir lire et du temps disponible pour cela. On croyait à l’au-delà et que peut-être on serait sauvé.
Et aujourd’hui ? Aujourd’hui est un autre monde. Pour le meilleur et pour le pire.
Les textes de G. Pineau et d’A. Lucrèce apportent un utile contrepoint aux nombreuses cartes postales (trois cents pour la Guadeloupe, quatre cents pour la Martinique), en rappelant un épisode historique, une anecdote ou en attirant l’attention sur des détails des photographies que l’œil n’aurait pas nécessairement perçus. Les auteurs sont deux écrivains, la première plutôt romancière (L’Espérance-Macadam, etc.), le second plutôt essayiste (Les Antilles en colère, etc.). Chacun connaît bien son île, ses habitants. Leurs discours s’accordent à l’émotion que suscite une plongée dans un passé pas si éloigné dans le temps mais tellement différent de notre présent.
Gisèle Pineau, La Guadeloupe à travers la carte postale ancienne, Paris, HC Éditions, 2016, 128 p. (première édition en 2004 sous le titre Guadeloupe d’antan)
André Lucrèce, La Martinique à travers la carte postale ancienne, Paris, HC Éditions, 2016, 160 p. (première édition en 2004 sous le titre Martinique d’antan)