— Par Cécile Hautefeuille —
Le 74e festival d’Avignon devait se tenir du 3 au 26 juillet 2020. L’annulation pour cause de Covid plombe la ville, ses théâtres et les compagnies. Si le festival « in » sauve les meubles et les artistes grâce aux subventions, le « off », déjà fragile, pourrait à terme s’écrouler.
Avignon (Vaucluse).– « On a l’impression d’être le 10 août, quand tout est remballé. » Paul Rondin, le directeur délégué du festival, est mélancolique. Cette année, la fin du mois de juin à Avignon ne ressemble pas à la « ruche » habituelle. « Normalement, toutes les équipes sont déjà là. On sent une ambiance électrique. Comme une montée de tension avant un spectacle. » Le festival, côté « in », c’est 282 représentations, 43 spectacles et plus de 138 000 entrées. Avec le « off », deuxième plus grand festival d’Europe après Édimbourg, la ville attire 700 000 personnes en juillet. Sept fois la population avignonnaise !
Ce sentiment de « grand vide » est partagé par tous. « Il manque vraiment ce “truc” dans l’air. » Stéphane regrette surtout la transformation éclair d’Avignon, juste avant l’ouverture du festival. « La ville passe de rien à tout, en une seule nuit. Le top départ, c’est quand la mairie autorise les compagnies à coller leurs affiches. Au réveil, la ville est différente, il y en a partout, ça fait partie du folklore. » Vingt-sept compagnies devaient jouer dans les théâtres de Stéphane, pour le « off ». Elles lui avaient versé des acomptes, « environ 50 000 euros ».
C’est ainsi que fonctionne le « off ». La plupart des compagnies louent des salles pour s’y produire. Et tenter de se faire repérer par les « tourneurs » venus faire leur marché. « Le prix de location moyen est de 100 euros le siège », explique Pierre Beffeyte, président de l’association Avignon Festival & Compagnies (AF&C) qui encadre le « off ». « Pour une salle de cent places et une vingtaine de représentations dans le mois, une compagnie paie 10 000 euros au théâtre. Il lui reverse ensuite 100 % des recettes. Souvent moins élevées que la mise de départ. » Pierre Beffeyte a fait le calcul. « Le “off”, c’est 1 600 spectacles dans 200 salles, soit 17 millions d’euros de pertes pour les théâtres. »
Un fonds d’urgence d’un million d’euros pourrait être mis en place pour les aider. « Nous sommes en discussion avec le ministère de la culture. Pour en bénéficier, les théâtres devraient s’engager à rembourser les acomptes versés par les troupes. » Stéphane Dupont, lui, a déjà proposé aux compagnies de leur rétrocéder l’argent. La plupart ont refusé. « Elles m’ont dit de le garder et de leur réserver la place pour l’édition 2021. » Le directeur de théâtre, qui ne s’est « jamais payé en douze ans avec ses salles », a contracté un prêt garanti par l’État et espère « passer l’hiver ». Il redoute « le crash qui viendra plus tard ».
L’annulation de la 55e édition du « off » est une véritable bombe à retardement pour les compagnies. Toute leur saison 2021-2022 est menacée. « Les enjeux sont importants », confirme Valérie Durin, de la troupe Arrangement Théâtre, à Auxerre. Elle devait se produire dans une salle de 50 places pendant le festival. « Avignon, c’est LE moment de se montrer, de rencontrer les tourneurs et institutionnels. Et de décrocher des dates pour la saison suivante. L’annulation, c’est terrible pour nous ! »
Ce modèle économique – les compagnies qui s’endettent pour être vues – n’est plus viable, selon Pierre Beffeyte. « Le jour où elles n’auront plus les moyens de payer, le festival va s’effondrer. Il est en danger depuis longtemps. Cette crise sera peut-être un accélérateur. » Le président d’AF&C plaide pour un nouveau modèle. Pour une vraie régulation d’un système devenu malsain. « Aujourd’hui, tout le monde se nourrit sur la bête. Il y a trop d’abus. De nouvelles salles ouvrent chaque année. Avec des tarifs de location parfois exorbitants. Plus il y a de théâtres, plus il y a de compagnies. Mais la ville n’a pas une capacité d’accueil infinie ! On a donc du mal à faire venir le public. Certaines salles sont aux deux tiers vides. Ça plombe les recettes. Et asphyxie encore plus les compagnies. »
À ce cercle vicieux, il faut ajouter les prix des hébergements devenus « délirants » à Avignon en juillet. Pour un studio une pièce, Valérie Durin devait ainsi débourser 1 500 euros, en plus de la location du théâtre. Habituée du festival depuis les années 1990, elle y est très attachée. Et espère que tout sera reporté. « La logique est la même pour tous : tourneurs, diffuseurs, créateurs. Il faut tout décaler à 2021. »
ean-Matthieu Hulin n’est pas si optimiste. Il est directeur de la programmation au théâtre des Barriques. Deux salles aménagées dans des anciens garages. Depuis la rue, difficile d’imaginer que les rideaux de fer abritent ces petits écrins d’une centaine de places. Lui, pense que les tourneurs vont aller « piocher dans leur catalogue habituel pour programmer la future saison. Il n’y aura pas de place pour les pépites découvertes pendant le “off”. Ça va être dur pour les petites compagnies ». Pour rester visibles, certaines participeront au projet Avignon Online qui permet de se promener virtuellement dans les théâtres et de découvrir des extraits de spectacles.
Côté festival « in », une dizaine de créations ont d’ores et déjà été reprogrammées pour 2021. Sept autres se produiront pendant les vacances de la Toussaint. Un mini festival baptisé « une semaine d’art en Avignon » sera organisé. Pour toutes les autres, « c’est très triste », se désole Olivier Py, directeur du festival. « Faire la cour du Palais des papes, c’est l’apogée d’une carrière. Manquer ça, c’est terrible. » Comme pour le « off », se produire à Avignon permet d’être repéré par les tourneurs. « Un spectacle qui a bonne presse chez nous peut décrocher trois ans de tournée ! », ajoute Paul Rondin, directeur délégué du festival.
La différence, de taille, avec le « off » : les compagnies ne louent rien et seront toutes rémunérées. Idem pour les 500 personnes qui travaillent pour le festival : « CDI, CDD, saisonniers, intermittents. Tout le monde sera indemnisé », assure Paul Rondin. Le festival sauve les meubles grâce à l’État et les collectivités locales, qui ont maintenu 100 % de leurs subventions. Celles-ci représentent 57 % des 13 millions d’euros de budget du festival. « La ville est en deuil, tout le monde souffre de cette annulation », conclut Olivier Py, qui dit vivre « son pire cauchemar ».
Certes, le festival « in » a déjà été annulé une fois, en 2003, par la grève de dernière minute des intermittents. Mais tous s’accordent à le dire : ce qui arrive cette année est inédit. Et catastrophique. Pour la première fois, le directeur du festival ne sera d’ailleurs pas à Avignon en juillet. Il sera même « le plus loin possible ».
Source : Mediapart