Par Selim Lander
« La vie est trop courte : je l’approfondis par l’art », Valeska Gert
Très bonne surprise que ce Valeska and you, la performance d’une talentueuse Martiniquaise qui pourrait en remontrer à beaucoup de grandes. Un spectacle en « petite jauge », tous les spectateurs – chanceux d’avoir obtenu une place – installés pour la circonstance sur la scène de la grande salle de l’Atrium. On peut toujours se tromper mais si Annabel Guérédrat ne parvient pas à percer, c’est que de bien méchantes fées se seront mises en travers de sa route. Quoi qu’il en soit, merci à la nouvelle scène nationale de Martinique de nous l’avoir fait connaître (et l’on prend déjà des réservations pour son prochain spectacle !)
Son projet – évoquer le personnage d’une danseuse cabarettiste du Berlin des années vingt (juive de surcroît) – n’était pourtant pas a priori de ceux qui nous séduisent le plus. Il faut dire que nous avions été récemment échaudé, dans un lieu pourtant prestigieux, le Pavillon Noir de Preljocaj, à Aix-en-Provence, par la prestation d’une danseuse qui s’efforçait de faire revivre sans grand succès la comtesse de Castiglione, un personnage a priori intéressant (maîtresse des plus grands de son époque, dont l’empereur Napoléon III, puis choisissant une complète réclusion lorsque la beauté l’a quittée). Valeska Gert, l’héroïne d’Annabel Guérédrat, étant, quant à elle, inconnue du public français, c’est donc une très bonne idée que de présenter sur un petit écran des bouts de films en noir et blanc où l’on voit danser la « sorcière » – puisqu’elle aimait se faire nommer ainsi et qu’elle a repris ce surnom dans son autobiographie intitulée Je suis une sorcière. Cette danse nous paraît aujourd’hui bien pauvre (une sorte de charleston), ce qui permet de mesure combien nous sommes éloignés, tant par nos goûts que notre sensibilité, des hommes et des femmes qui connurent leur heure de gloire il y a pourtant moins d’un siècle.
Annabel Guérédrat évite le piège de la reconstitution historique. Si Valeska Gert est bien présente par de courtes lectures extraites de son autobiographie, la Martiniquaise a créé un personnage hybride qui relève autant du présent que du passé. Elle incarne en effet une certaine idée de la femme, la vamp, revêtue des oripeaux des filles d’aujourd’hui. D’abord juchée sur des stilettos aux talons interminables et moulée dans une petite robe noire, elle se changera à plusieurs reprises, revêtant tour à tour les pièces de vêtement qui traînent tels des chiffons sur la scène, et même à un moment un casque de protection de boxeur d’un rouge vif avec des gants de la même couleur. Habillage, déshabillage, nudité. Dans les pièces de danse contemporaine, comme au théâtre, la nudité est une sorte de mode qui vient justement des premiers performeurs. Ainsi, lors du dernier festival IN d’Avignon, finissait-on par s’étonner si, à un moment ou à un autre de chaque spectacle, un comédien n’apparaissait pas dans le plus simple appareil, comme si c’était désormais un passage obligé de toute mise en scène au goût du jour. A. Guérédrat demeure pour sa part une vamp pudique puisqu’elle se contente d’enlever le haut.
Elle est néanmoins une performeuse, qui prend d’ailleurs soin de nous informer du sens qu’elle donne à ce terme de « performance », lequel peut recouvrir des choses bien différentes. Pour elle, comme pour Richard Schechner dont elle cite le livre, Performance theory, c’est un spectacle qui relève de l’art, bien sûr, mais un art laissant la place au rite, à la cérémonie en même temps qu’au jeu, au sport. La performance s’organise autour d’un événement dramatique, une crise qui surgit, éclate et se résout. On voit qu’il manque dans cette définition un élément pourtant essentiel dans nombre de performances, à savoir la volonté de confronter le spectateur à quelque chose qui le mettra obligatoirement mal à l’aise. Dès lors, le refus de la nudité intégrale dans Valeska and you apparaît-il moins comme la conséquence d’un cahier des charges ou une simple concession aux mœurs antillaises qu’un choix délibéré conforme à une théorie particulière de la performance.
Valeska and you commence très lentement, A. Guérédrat susurrant « Merci Valeska Gert » tout en enchaînant les poses lascives. Nous ne faisons pas partie des fanatiques du micro, loin de là, le considérant comme une facilité qui, d’ordinaire, dessert plus qu’elle ne sert. Nous ferons une exception ici, l’amplification (parfaitement réglée, ce qui est rarement le cas) ajoutant à la belle voix grave de l’interprète une ampleur superbe. Après ce prologue, la pression monte progressivement jusqu’au paroxysme de la crise puis sa retombée. Tout cela est entrecoupé de lectures – de Valeska Gert, De Richard Schechner, de Nina Simone – et des changements successifs de « tenue » (« costume » serait un trop grand mot, vu la légèreté d’icelles). Bien qu’A. Guérédrat ait une formation de danseuse, elle gesticule (sur son mode de vamp) plus souvent qu’elle ne danse à proprement parler dans cette pièce ; elle pratique en effet une danse sauvage, inspirée de l’Afrique, qui demande énormément d’énergie, et qu’on ne pourrait soutenir pendant un solo de plus d’une heure. La performeuse invite parfois le public à s’exprimer – « Quelqu’un a-t-il quelque chose à dire ? » – et se tire plutôt bien d’un exercice toujours délicat. Ajoutons pour finir que l’accompagnement musical et les lumières sont assurés et bien assurés, respectivement, par un batteur canadien, Franck Martin, et par Torriep qu’il n’est plus nécessaire de présenter.
Valeska and you est certes perfectible. Quelques redites, quelques longueurs pourraient être évitées mais telle qu’elle se présente, cette pièce possède déjà toutes les qualités requises pour être confrontée au public d’ailleurs.
Fort-de-France, Tropiques-Atrium, 17 novembre 2015.