— Par Jérôme Beauchez, professeur de sociologie et d’anthropologie, directeur du Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles CNRS, Université de Strasbourg.—
Le 5 juillet, alors même que les feux de la révolte qui a embrasé la France suite à la mort de Nahel M. ne sont pas encore éteints, on lit dans la presse que Valérie Pécresse, Présidente du Conseil régional d’Ile-de-France, a fait débaptiser le lycée Angela-Davis de Saint-Denis. Contre l’avis des enseignants qui l’ont choisi, le nom de cette philosophe, écrivaine et icône de la lutte afro-américaine, est tout simplement apparu à Madame Pécresse comme évocateur de valeurs « contraires » à celles de la République française.
Lorsqu’à l’instar de Valérie Pécresse, on fustige à tout-va le « wokisme » et la « cancel culture » consistant à effacer de l’histoire comme des espaces publics les noms de celles ou ceux jugés indignes d’y figurer, n’est-on pas tenu de s’abstenir d’employer le même type de procédés ? Au-delà de cette contradiction, débaptiser un lycée situé à Saint-Denis, dans une ville où la richesse du cosmopolitisme et l’épreuve des discriminations entrent en résonnance forte avec les luttes d’Angela Davis, ne saurait relever du simple fait anecdotique. Il s’agit plutôt d’un signe qui s’ajoute à d’autres pour constituer autant d’indices d’un néo-conservatisme dont l’expression privilégiée est celle de la « démocratie négative ».
Ce que j’entends par « démocratie négative » renvoie à une configuration aussi défensive que réactionnaire de la démocratie. Faute de projet politique capable de fédérer le plus grand nombre, c’est le repli sur la tradition et l’identité dont on réinvente l’unité à l’échelle de la nation qui sert de base commune à celles et ceux qui se sentent perpétuellement menacés. La démocratie est alors brandie comme le référent inaliénable au nom duquel la défense de nos institutions doit être renforcée. Mais cette défense est toute négative. Plutôt que d’instaurer la démocratie par un débat populaire et contradictoire, celle-ci se trouve définie par ses contraires, dans le même temps que celles ou ceux qui la menaceraient sont montrés du doigt puis diabolisés, lorsqu’ils ne sont pas traités en « sauvages de la civilisation ».
C’est dans le sens de cette négativité que Valérie Pécresse et d’autres mènent en France leur combat « anti-woke ». Leur crainte profonde est celle de voir cette attitude « éveillée » (woke) face aux discriminations faire le lit d’un « communautarisme » sur lequel planerait l’ombre de « l’islamo-gauchisme » : deux fléaux face auxquels il faudrait défendre la République française, sinon la sauver ! Est-ce la menace dont Angela Davis pourrait être le nom, en tant que défenderesse de la communauté afro-américaine et icône – aux côtés des Black Panthers – des mouvements de la gauche révolutionnaire ? Est-ce pour cela que Valérie Pécresse lui préfère Rosa Parks pour rebaptiser le lycée Angela-Davis à Saint-Denis ?
La figure de Rosa Parks serait-elle donc plus politiquement correcte aux yeux d’une majorité conservatrice et blanche, qui n’accepte les voix de la contestation minoritaire et noire que lorsqu’elles se font entendre poliment, pas trop fort et, surtout, sans trop culpabiliser les groupes qui ont exercé leur domination jusqu’à l’oppression ? Quel irrespect et quelle violence faite à la mémoire de Rosa Parks, détournée par le conservatisme contre lequel elle s’est battue et qui, outre-tombe, se réempare de son nom !
Dans la continuité de ces réappropriations fallacieuses des noms comme du lexique américains, j’ai récemment tenté d’éclairer le sociologue Elijah Anderson à propos du débat sur le « wokisme » en France. Dans la conférence qu’il a ensuite donnée à l’Université de Strasbourg, ce spécialiste des ghettos noirs et de l’étude du racisme aux États-Unis a rappelé la signification historique du terme « woke » dans les communautés afro-américaines.
Depuis les années 1930, il est employé pour désigner l’attitude « éveillée », ou l’attention particulière que leurs membres portent aux différentes manifestations du racisme ; car les plus violentes peuvent tuer. Aussi est-il vital de rester vigilant et d’apprendre à décrypter les mécanismes de la discrimination qu’affrontent les Noirs, comme d’autres minorités, qui fréquentent quotidiennement des espaces majoritairement blancs. Produit au sein de ces espaces blancs par les plus conservateurs, le « wokisme » n’est jamais qu’une captation fallacieuse de l’attitude « woke ». Le suffixe « -isme » ajoute cet élément péjoratif qui dessine l’image en négatif d’une attitude de survie convertie en menace par et pour les groupes dominants.
N’est-ce pas précisément cette menace qui est ressentie en France par Valérie Pécresse, comme par d’autres partisans de la « démocratie négative » ? Est-il dès lors surprenant qu’ils et elles fabriquent des icônes aussi négatives que leur attitude à l’égard de ces Autres dont ils perçoivent la menace ? Angela Davis n’est jamais que l’un des noms de cette diabolisation. D’icône positive pour des générations militantes avides de liberté, elle est renvoyée par Valérie Pécresse à la négativité d’une image anti-républicaine, accentuée par son passé de militante criminalisée. Ainsi s’agit-il de bien plus que d’un nom effacé du fronton d’un lycée. Car cette « cancel culture » néo-conservatrice n’est qu’un élément de l’attitude négative qui entretient la suspicion à l’égard des minorités. Pour sauver la France, il faudrait combattre leur influence grandissante au nom de l’« universalisme » et de la « laïcité ». Encore une fois, des termes et leurs interprétations négatives sont avancés par celles et ceux qui utilisent leur position dominante pour imposer des noms – et leurs significations – à tous les autres. Est-ce la vision exclusive de la démocratie censée nous fédérer ? Je préfère nettement celle d’Angela Davis, aussi inclusive que militante pour une liberté qui ne peut être que partagée. Il m’apparaît donc d’autant plus regrettable que son nom ait été malencontreusement associé à celui de Valérie Pécresse, comme le positif et le négatif, ou la grandeur et la misère d’un engagement politique.
Source : L’Humanité