Source: e-Karbé
Le cinquantième anniversaire de la mort de Frantz Fanon donne aujourd’hui lieu à nombre de rencontres autour de son œuvre et de ses idées. André Lucrèce, sociologue et écrivain martiniquais, publie un essai, Frantz Fanon et les Antilles – L’empreinte d’une pensée, afin de dénoncer «l’oubli inconcevable qui frappe la pensée de Frantz Fanon». Parmi les objectifs de cet ouvrage, la nécessité affirmée de l’auteur de ramener la philosophie de Fanon au centre des débats et ainsi de les nourrir au moyen d’arguments tirés de l’analyse de ses écrits. S’intéresser de près aux discours, à la pensée et aux récits de Frantz Fanon en vue, principalement, de mieux appréhender «la réalité antillaise». André Lucrèce, dont les recherches portent principalement sur les phénomènes liés à la modernité dans les sociétés antillaises, propose, avec Frantz Fanon et les Antilles – L’empreinte d’une pensée, une nouvelle réflexion sur l’œuvre du penseur engagé. Il répond aux questions d’e-Karbé.
e-Karbé – À l’occasion de la sortie de votre livre, Frantz Fanon et les Antilles – L’empreinte d’une pensée, vous annoncez d’emblée qu’il y est «question de répondre à l’oubli inconcevable qui frappe la pensée de Frantz Fanon». Quelles argumentations y développez-vous afin de remédier à cet oubli et replacer sa pensée dans les débats actuels?
André Lucrèce – Remédier à cet oubli consiste à dire d’abord ce que recèle la pensée de Fanon, à savoir que ce penseur a fertilisé à un niveau jamais atteint la connaissance du monde colonial. Son analyse du caractère spécifique de l’aliénation en milieu colonial, son analyse de ce milieu, de son espace en particulier qui renvoie à une opposition constante sauvage-civilisé, à deux catégories d’hommes, à deux mondes sans rapport, à deux versants de l’humanité, est le résultat d’une pensée germinative qui porte un éclairage sur l’économie cynique de la période coloniale et sur l’économie tout aussi cynique de la période actuelle.
Si l’on croit fini le temps de l’empire, le discours de Dakar et celui sur les bienfaits de la colonisation viennent nous rappeler que la nostalgie de l’empire est encore présente. Nous avons donc absolument besoin aujourd’hui de cette théorie critique afin de pouvoir déceler ce que signifient ces discours et ce qu’ils supposent en conséquence.
Vous êtes sociologue et spécialiste des sociétés antillaises. Comment la curiosité indispensable dont vous devez faire preuve a-t-elle nourri votre rôle d’auteur pour Frantz Fanon et les Antilles – L’empreinte d’une pensée?
C’est précisément mon travail d’observation au quotidien des sociétés antillaises qui me permet de voir à quel point la pensée de Fanon est précieuse et loin d’être obsolète. Quand Fanon écrit par exemple dans Peau noire, masques blancs: «En Martinique, qui est un pays européen par son inconscient collectif…», on peut constater au quotidien des manifestations de ce dévoiement de la conscience antillaise et on peut alors en évaluer les effets sur l’homme antillais: le mal-être qu’il ressent comme nègre, le projet de consommateur-homme-masse qu’on lui offre comme toute perspective, sans parler des conditions sociales dans lesquelles il vit, du chômage, de l’économie-container qui est celle de son pays, laquelle ressuscite le mythe du Cargo qui laisse penser que tout ce qui a de la valeur vient de l’extérieur. Tout cela montre à quel point il faut continuer de travailler dans le sillon des analyses de Frantz Fanon.
Quand, par exemple, Fanon perçoit dans les dénominations de lieux ou dans les symboles matériels un enjeu, quand il dit: «Le colon fait l’histoire et sait qu’il la fait. Et parce qu’il se réfère constamment à l’histoire de sa métropole, il indique en clair qu’il est ici le prolongement de sa métropole (…) la statue du général qui a fait la conquête, la statue de l’ingénieur qui a construit le pont», vous verrez que cela est parfaitement vrai encore aujourd’hui, aussi bien en Martinique qu’en Guadeloupe. J’en fais d’ailleurs la démonstration dans mon livre.
Selon vous, quelles sont aujourd’hui les principales questions qui invitent à une lecture réfléchie et mûrie de l’œuvre de Frantz Fanon, dans et en dehors des sociétés antillaises?
Les principales questions se résument en celle que pose Fanon à la fin des Damnés de la terre: «Reprenons la question de l’homme.» Sans l’Europe? Pas du tout: «Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité…», dit-il. Autrement dit, la question du devenir mondialisé du monde, de la place des cultures, de toutes les cultures dans ce monde mondialisé se pose aujourd’hui afin de «reprendre la question de l’homme». Cela est aujourd’hui essentiel, et c’est aussi pour cela que je travaille déjà à un autre texte sur ce que dit Fanon du problème de la civilisation, eu égard à ce tremblement du sens qui résulte de ce monde mondialisé. C’est une question passionnante qui intéresse tout particulièrement les pays de la Caraïbe, mais pas seulement eux.
Le discours post et anti-colonial de Frantz Fanon, notamment à travers Les damnés de la terre, trouve un écho dans les débats à travers le monde (en février à l’université de Manitoba au Canada, à l’université de Naples en mai 2011 et plus récemment à l’université de North Carolina, aux États-Unis). Pensez-vous que, en dehors du fait que cette année marque le cinquantième anniversaire de sa mort, l’évolution du monde actuel et le développement des théories antimondialistes va favoriser de plus en plus la vulgarisation de sa pensée? Si oui, pourquoi? Ces prospections ne vont-elles pas à l’encontre de la théorie selon laquelle la pensée du philosophe martiniquais serait «fragilisée par l’obsolescence»?
Je pense que les commémorations qui marquent le cinquantième anniversaire de la mort de Fanon auront des effets diversifiés. Déjà, un effet éditorial avec la réédition des œuvres de Frantz Fanon, de biographies qui lui sont consacrées, ainsi que l’émergence de textes critiques sur l’œuvre de ce penseur capital. Ensuite, les nombreuses rencontres, les colloques et réunions annoncés vont contribuer et contribuent déjà à restituer à la pensée de Fanon la place qu’elle mérite.
Mais je ne me fais pas d’illusion, il y a là un enjeu. C’est que la pensée de Fanon dérange. Elle dérange, notamment en Europe et singulièrement en France où les nostalgiques de l’empire (les Bruckner et ses amis, pour ne citer que ceux-là), ceux qui, de manière malveillante, ont fait de Fanon un «théoricien de la violence» (vous voyez l’écho que cela peut avoir aujourd’hui), tous ceux-là poussent à l’oubli, et, s’ils le pouvaient, pousseraient sans doute au boycott éditorial. En revanche tous ceux qui croient en l’Homme se reconnaissent en l’humanisme de Fanon, cet humanisme qui lui a valu ce bel hommage d’Aimé Césaire qui se trouve, en tant que témoignage et document, en annexe de mon livre.
Question plus pragmatique: aurez-vous l’occasion d’échanger bientôt avec vos lecteurs sur votre livre Frantz Fanon et les Antilles – L’empreinte d’une pensée? Si oui, dans quelle(s) occasion(s)?
Même si des échanges autour du livre ont déjà eu lieu, de manière symbolique la présentation officielle du livre se fera à la salle Frantz Fanon à l’Atrium de Fort-de-France en Martinique le 18 novembre prochain. Mais j’ai également reçu des invitations afin de présenter mon livre dans la Caraïbe, dans plusieurs villes de France et également à Montréal, au Canada. Ces échanges avec les lecteurs sont pour moi absolument essentiels.