Anatomie comparée de deux modèles de théâtre

Stéphane Braunschxieg

Les metteurs en scène Thomas Ostermeier et Stéphane Braunschweig dialoguent par-dessus le Rhin

Thomas Ostermeier est le plus français des metteurs en scène allemands, Stéphane Braunschweig le plus allemand des metteurs en scène français. Tous les deux ont quasiment l’âge du traité de l’Elysée, signé le 22 janvier 1963 : l’un est né en 1968 à Soltau, en Bavière, l’autre en 1964, à Paris. Ils appartiennent à la génération qui s’est construite après la chute du Mur et dirigent chacun un théâtre important : le Théâtre national de la Colline à Paris et la Schaubühne de Berlin. Ils se répondent sur la question des relations franco-allemandes, du théâtre, de l’Europe et d’Ibsen.

Parmi les points importants du traité de l’Elysée, il y a la création de l’OFAJ, l’Office franco-allemand pour la Jeunesse, destiné à faciliter les échanges entre la France et l’Allemagne. Faites-vous partie de ces enfants qui ont découvert le pays voisin grâce à l’OFAJ ?

Stéphane Braunschweig J’ai eu un correspondant allemand, mais c’était dans le cadre du lycée. Il vivait à Lübeck. J’y suis allé deux fois. Ca m’a permis de bien apprendre l’allemand, une langue que je n’ai pas vraiment choisie, au départ. J’en ai fait parce que, à l’époque, les bons élèves en faisaient dès la 6e. Et j’ai très vite eu une relation forte avec cette langue. Mon nom est d’origine alsacienne, mais, dans ma famille, personne ne parlait allemand, et il n’y avait pas du tout de germanophilie. Mon grand-père avait été prisonnier de guerre, il n’était pas du tout tendre avec les Allemands.

Thomas Ostermeier La famille de ma mère est originaire de la Sarre. Mes grands-parents ont travaillé à Metz chez un médecin juif, mon grand-père comme chauffeur, ma grand-mère comme femme de ménage. Mon grand-père parlait français, avec une touche de sarrois. Moi, je n’ai appris cette langue que tardivement, au lycée – et très mal. Pour qu’elle me devienne familière, il a fallu toutes mes rencontres, discussions et présentations de spectacles en France.

On peut voir à Paris un grand nombre de spectacles allemands. L’inverse n’est pas vrai. Comment vous expliquez-vous ce déséquilibre ?

Stéphane Braunschweig La première raison est culturelle. La France est depuis longtemps une terre d’accueil pour le théâtre étranger. Elle a une tradition qui remonte au Théâtre des Nations, donc aux années 1950-1960 ; puis le Festival d’automne a pris le relais. Cette tradition n’existe pas en Allemagne. La seconde raison est structurelle : à part la Comédie-Française, la France n’a pas d' » ensembles  » – des troupes permanentes associées à des théâtres où l’on pratique le répertoire et où l’on joue chaque soir une pièce différente – comme il y en a dans chaque ville d’Allemagne. Ce fonctionnement contraignant laisse peu de place pour les invitations étrangères.

Thomas Ostermeier Oui, en Allemagne, on compose les programmes en partant des troupes – quel comédien a besoin de quel rôle en ce moment ? – et les théâtres ont pour mission de maintenir le répertoire dans leur programmation. À la Schaubühne, il nous est explicitement interdit de puiser dans notre budget pour inviter des productions étrangères. Pour le faire, nous devons rassembler des fonds spécifiques.

On entend parfois dire, à Paris, que le théâtre allemand est surestimé. Qu’en pensez-vous ?

Thomas Ostermeier

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Thomas Ostermeier : Par sa valeur esthétique et son contenu, il n’est sûrement pas supérieur aux autres. Mais par son équipement et ses moyens financiers, il est sans doute unique en son genre. A la Schaubühne, nous avons deux cents salariés permanents, un ensemble d’environ trente comédiens, quarante pièces au répertoire, et nos propres ateliers de construction, qui comptent beaucoup. Je constate la différence lorsque nous jouons à l’étranger, comme récemment avec Mort à Venise, de Thomas Mann, que j’ai créé à Rennes. Quand il faut établir une facture pour la moindre vis, les grandes et belles idées butent sur des choses tout à fait banales.

Stéphane Braunschweig Ce qui vient en France, c’est la crème du théâtre allemand. La moyenne de la production n’y est pas meilleure qu’en France. Elle est parfois pire. Ceci dit, c’est vrai que les  » ensembles  » nous manquent. Mais en même temps, ils ont leurs limites. Je n’aimerais pas du tout diriger un théâtre en Allemagne : ce sont des usines à gaz. Chaque soir, il faut jouer une pièce différente. Pour attirer le public, il faut se renouveler sans cesse, et, pour  » nourrir  » les acteurs, il faut sans cesse créer de nouveaux spectacles. Cela amène les théâtres à produire beaucoup. Trop, souvent.

Si vous deviez mettre en scène l’Allemagne et la France sous la forme d’un couple, à quoi cela ressemblerait-il ? Ce serait plutôt  » Léonce et Léna « , de Büchner : deux êtres qui s’aiment plus qu’ils ne le savent eux-mêmes ? Ou  » La Danse de mort « , de Strindberg : deux êtres qui ne cessent de se chamailler ?

Thomas Ostermeier Aussi éculé et ennuyeux que cela puisse paraître, on est bien obligés de s’étonner que deux anciens ennemis jurés préservent la paix depuis soixante ans. Les malentendus actuels entre les deux pays n’ont rien à voir avec les relations profondes entre l’Allemagne et la France, mais avec la question de savoir si on encouragera ou on arrêtera la progression du néolibéralisme dans l’Union. En Allemagne, un gouvernement social-démocrate a mis en place des réformes néolibérales : une incroyable régression salariale, etc., toutes choses qui rendent, prétend-on, notre économie plus puissante. Le désir obsessionnel avec lequel la France regarde l’Allemagne, sous prétexte que les choses sont censées mieux s’y passer, est totalement débile. Il faudrait plutôt dire, à l’inverse : regardez à quel point les Français se débarrassent moins facilement des droits accordés aux salariés. Je comprends les Français qui disent : arrêtez avec ce  » modèle allemand  » !

Stéphane Braunschweig Oui, on a beaucoup valorisé le modèle allemand, en France. Je pense que c’est une fausse piste, parce qu’on peut difficilement comparer ce qui s’est passé en Allemagne et en France, dans les vingt-cinq dernières années. Les Allemands ont dû faire beaucoup d’efforts, de chaque côté, pour recréer l’unité de leur pays. Dire :  » C’est mieux à côté « , n’a pas de sens : il y a des traditions et des pratiques, dans les deux pays, qui ne sont pas du tout les mêmes.

Vous avez tous deux travaillé dans plusieurs pays européens

. Le théâtre, avec son rituel universel de la représentation, peut-il être considéré, au-delà des différences de langues et de cultures, comme le laboratoire d’une idée européenne ?

Stéphane Braunschweig Travaillé à l’étranger m’a appris à relativiser les points de vue que j’avais quand je restais dans le monde franco-français. La circulation des oeuvres et des artistes est fondamentale pour l’Europe : elle permet d’en finir avec l’idée qu’il y a des pays leaders.

Thomas Ostermeier La tradition intellectuelle de l’Europe a toujours été transnationale, heureusement. Mais il n’existe pas une idée, ou un taureau, qui émerge un beau jour de la mer avec l’inscription  » Europe « . Il y a, sur une zone géographique très petite, un assez grand nombre de groupes de population,  » la crotte du nez de l’Asie « , comme le disait Gottfried Benn…

Stéphane Braunschweig Mais quand même, l’Europe existe, et je pense que c’est sur le plan politique qu’elle peut s’affirmer aujourd’hui.  

 Lire la suite dans le Monde du 22 janvier 2013