— Par Robert Berrouët-Oriol —
S’il est un paradoxe dont il faudrait mesurer l’impact dans la durée c’est bien celui de la quasi inexistence de mobilisation citoyenne quant à l’aménagement du créole et du français en Haïti. Un tel constat, par-delà la prégnance du nationalisme identitaire haïtien, est à lier au déficit de leadership de l’État dans le domaine linguistique, singulièrement dans le champ éducatif où le ministère de l’Éducation ne dispose toujours pas, depuis la réforme Bernard de 1979, d’une politique linguistique éducative (voir notre article « Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti : une nécessaire convergence historique », Le National, 30 novembre 2017).
Il y a paradoxe au sens où pour un certain nombre de personnes, paré d’attributs essentialistes, le créole « est » l’identité haïtienne et que seul le créole doit être aménagé par l’État. Or même cette vue réductionniste ne débouche pas sur la mobilisation citoyenne. Il y a par contre rejet du paradoxe lorsque des données empiriques attestent, chez nombre d’unilingues créolophones, que ces derniers revendiquent le droit d’acquérir le français à travers l’École haïtienne.
En conformité avec l’article 5 de la constitution de 1987, nous avons institué dès 2011 –dans nos livres et articles traitant de la question linguistique haïtienne–, un éclairant plaidoyer pour l’aménagement simultané du créole et du français en Haïti. Plaider pour que cet aménagement soit simultané revient à tenir compte de la configuration de notre patrimoine linguistique bilingue créole – français. Cette manière de situer l’aménagement des langues en Haïti expose également de ne pas diaboliser l’une de nos deux langues officielles, ici le français, au motif que cette langue, en soi, serait responsable de l’échec réitéré de l’École haïtienne (voir notre article « L’aménagement du créole et du français en Haïti : promouvoir une vision rassembleuse », Le National, 28 décembre 2017).
Pour un certain nombre de personnes, aménager le créole implique l’exclusion du français du champ éducatif comme de l’ensemble de la société. Nous avons déjà démontré l’inanité de cette mal-vision qui ne tient pas compte de la réalité de notre patrimoine linguistique bilingue et de la volonté de nombreux créolophones d’acquérir le français (voir notre article « Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti ? », Le National, 20 et 31 août 2017). À contre-courant de la mal-vision d’exclusion du français, et au creux de la réalité de notre patrimoine linguistique bilingue, nous soutenons que la simultanéité de l’aménagement de nos deux langues officielles est conforme à l’article 5 de la constitution de 1987 et à la présence séculaire du français dans la société haïtienne. Présent depuis deux siècles dans l’Administration publique et le secteur privé, en usage dominant dans les écoles et les universités, le français ne saurait être exclu d’un coup de baguette magique ou selon les injonctions d’un étroit catéchisme idéologique. La vision la plus réaliste, la plus rassembleuse, consiste plutôt à l’aménager aux côtés du créole, à l’enseigner selon une compétente didactique de langue seconde, bref, à instituer un véritable partenariat linguistique entre nos deux langues officielles.
L’enjeu, ici, est capital : il s’agit de baliser correctement le futur énoncé de la politique linguistique de l’État haïtien en conformité avec les notions essentielles de « droits linguistiques », de « droit à la langue » et de « droit à la langue maternelle » créole (voir le texte de notre conférence « Le droit à la langue maternelle dans la Francocréolophonie haïtienne », OIF, Paris, 23 février 2015).
Il faut prendre toute la mesure du fait que l’État haïtien –en n’intervenant pas, depuis 1979, de manière structurée dans le domaine linguistique–, est lui même un obstacle à l’aménagement de nos deux langues officielles et qu’il se trouve en situation d’illégalité constitutionnelle, notamment au regard des articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. En effet, l’article 40 de la Constitution de 1987 est explicitement contraignant : « Obligation est faite à l’Etat de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale. » Malgré l’obligation consignée à l’article 40, la majorité des documents de l’État, depuis la promulgation de la Constitution de 1987, est rédigée uniquement en français… C’est, entre autres, pour contribuer à sortir de cette situation d’illégalité constitutionnelle que nous avons formulé un « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti » (Montréal, 20 avril 2017), institution qui devra être édifiée dans le droit fil de la politique linguistique d’État et en maillage avec les ressources de la société civile, en particulier les institutions haïtiennes des droits humains.
L’un des aspects du paradoxe linguistique haïtien réside dans les faiblesses institutionnelles de l’État qui doit élaborer et mettre en œuvre la future politique linguistique nationale alors même que cet État est démissionnaire dans le domaine linguistique à l’échelle du pays et singulièrement dans le secteur éducatif (voir notre article « L’aménagement du créole et du français en Haïti : modalités de mise en oeuvre par l’État », Le National, 10 janvier 2018). C’est en tenant compte des faiblesses institutionnelles de l’État que nous plaidons pour qu’il soit à la fois contraint et accompagné par la société civile organisée, notamment les organisations haïtiennes des droits humains, dans le processus d’élaboration et de mise en œuvre de la future politique linguistique nationale et de la loi d’aménagement linguistique qui en découlera.
En cela, ici encore l’enjeu est capital : il s’agit de sortir de l’enfermement du statu quo, de l’immobilisme paralysant afin que l’État réponde de ses obligations constitutionnelles dans le champ linguistique en dépit des relatives faibles provisions jurilinguistiques de la Constitution de 1987.
Dans un texte paru le 3 septembre 2017 dans Le National, « Nouvel éclairage sur l’aménagement du créole en Haïti », nous avons bien montré que dans le processus d’aménagement simultané des deux langues officielles d’Haïti, une place essentielle devra être accordée à l’aménagement du créole dans l’espace des relations entre l’État et ses administrés ainsi que dans le système éducatif national. Nous avons exposé que l’énoncé de politique linguistique nationale que l’État aura à adopter, en ce qui a trait au créole, devra notamment :
-1- définir explicitement le « droit à la langue » et le « droit à la langue maternelle » créole à parité statutaire avec le français aux côtés duquel le créole sera aménagé ;
-2- consigner et expliciter le statut du créole dans l’Administration publique, dans les rapports entre l’État et ses administrés, dans les médias et dans le système éducatif national ;
-3- consigner et expliciter les fonctions institutionnelles du créole : fonction de communication dans l’Administration publique, le secteur privé et les médias, signalétique publique, affichage publicitaire, droit d’être servi en créole partout dans l’Administration publique, droit de disposer de tous les documents personnels et administratifs en créole (passeport, carte d’identité nationale, contrats, documents de biens immobiliers et terriens, etc.) –notamment et explicitement, le droit pour tout citoyen de se faire servir en créole, à l’oral et à l’écrit, dans tous les services publics et privés ;
-4- édicter les balises de production et de diffusion en créole de tous les documents émanant de l’État et exprimer l’obligation de traduire en créole les textes fondamentaux de la République d’Haïti (lois, chartes ministérielles, règlements, décrets, arrêtés, conventions internationales, code civil, code rural, code du travail, etc.) ;
-5- consigner les balises du cadre légal de la généralisation obligatoire de l’utilisation du créole dans la totalité du système éducatif à titre de langue d’enseignement et de langue enseignée, de la maternelle à l’enseignement fondamental, du secondaire à l’université. Ceci impliquera l’obligation pour le ministère de l’Éducation de mettre à la disposition des écoles le curriculum national en langue créole pour l’enseignement du créole à tous les niveaux du cursus de l’École haïtienne ; l’obligation pour ce ministère de garantir la possibilité que tout écolier et étudiant haïtien puisse être évalué dans la langue de son choix, particulièrement au niveau des épreuves officielles de l’École fondamentale ;
-6- édicter les balises de formation et de certification obligatoire des enseignants du créole, ainsi que celles relatives à la production de matériel didactique de qualité en créole pour les écoles et l’université ; cela impliquera que le ministère de l’Éducation donnera –par règlement d’application obligatoire–, la priorité à la production et la mise à disposition du matériel d’enseignement et de formation en créole et/ou bilingue à tous les niveaux du système d’enseignement et de formation ;
-7- promouvoir le bilinguisme institutionnel, le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques et l’ouverture au multilinguisme.
Dans notre article du 3 septembre 2017, nous avons également précisé que dans la Francocréolophonie haïtienne, aucune institution nationale de référence n’a jusqu’ici fourni de données d’enquête relatives au nombre de bilingues vivant au pays. L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) estimait en 2010 le nombre de locuteurs de français en Haïti à 4 279 000 personnes sur un total de 10 188 000 habitants. L’Unicef, lui, estime que « Le système éducatif haïtien accueille 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles. » (Unicef : « L’éducation fondamentale pour tous »). S’il s’avère qu’il faut prendre ces chiffres avec prudence, ils ont au minimum le mérite d’indiquer que c’est sur le terrain de l’éducation que va se matérialiser une part déterminante de l’aménagement linguistique en Haïti. D’où l’impératif de l’élaboration de la politique linguistique éducative de l’État haïtien (voir notre article « Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti : une nécessaire convergence historique », Le National, 30 novembre 2017). De manière générale, cette politique linguistique éducative devra être liée à la perspective de justice sociale formulée par le linguiste Renauld Govain, doyen de la Faculté de linguistique appliquée, dans son éclairant article « L’illettrisme en Haïti : un mal qui renforce l’analphabétisme et qui est pris en patience » (Montray kreyòl, 6 avril 2017).
Robert Berrouët-Oriol
Paru à Port-au-Prince, dans Le National, le 2 mars 2018