Identités, cultures, religions : Prix Nobel et professeur d’économie à Harvard, Amartya Sen tord le cou aux bons sentiments. Une pensée libre et originale.
L’Indien Amartya Sen a aujourd’hui 73 ans et compte parmi les intellectuels les plus brillants de notre époque, les plus éclectiques aussi. Peut-être est-ce pour cela qu’il reste étrangement méconnu en France, parce qu’il est difficile à classer, d’abord dans sa discipline reine, l’économie, pour laquelle il a obtenu le Nobel en 1998. Enseignant à Harvard et à Cambridge, il a depuis longtemps affirmé un regard original, s’inscrivant dans la théorie économique dominante tout en la contestant de l’intérieur par ses travaux sur la pauvreté, l’équité et le bien-être. Mais Amartya Sen pourrait tout aussi justement être présenté comme philosophe, historien, sociologue et analyste politique, sans qu’il perde jamais en cohérence.
Deux ouvrages fraîchement parus permettent de le découvrir ou le redécouvrir. L’Inde, Histoire, culture et identité, voyage érudit et captivant à travers un sous-continent où, comme le résume Sen, « l’hétérodoxie a toujours été l’état naturel des choses et a engendré une tradition de dialogues et de confrontations extrêmement féconde entre islam, hindouisme, bouddhisme et christianisme ». Identité et violence, L’illusion du destin, d’autre part, où l’auteur s’empoigne fermement avec les idées de « guerre des civilisations » selon lesquelles monde musulman et Occident constitueraient deux blocs monolithiques. Comme souvent dans son œuvre, Amartya Sen nous éclaire en nous décentrant du regard purement occidental, qu’il nous parle de l’emprise du religieux sur la politique ou du repli communautaire à l’œuvre en Grande-Bretagne et ailleurs. Autant de points de vue précieux, à l’heure où Nicolas Sarkozy relance le débat en regroupant immigration et identité nationale dans un même ministère.
Vous revenez aujourd’hui sur la théorie du « choc des civilisations », qui avait fait grand bruit lors de la sortie de l’article de Samuel Huntington, en 1993. Tout n’a-t-il pas déjà été dit sur le sujet ?
Effectivement, cette thèse a été abondamment commentée et critiquée. J’ai d’abord cru que cette polémique entre intellectuels s’éteindrait rapidement, tant l’idée de départ me paraissait mal pensée, voire stupide. Envisager les relations humaines uniquement en termes civilisationnels est une telle simplification ! Comme si l’on pouvait classer les individus et définir leur identité en fonction d’un seul critère ! Il suffit de prendre l’exemple de l’Inde, définie par Huntington comme appartenant à la civilisation hindoue, alors même que le pays compte plus de musulmans qu’aucun autre pays dans le monde, excepté l’Indonésie et le Pakistan. C’est oublier par exemple qu’à Bollywood, ce haut lieu de la culture de masse en Inde, un grand nombre d’artistes sont musulmans. Ce qui ne les empêche pas d’être adulés par une population à 80 % hindoue.
Puis il y a eu le 11 Septembre et le début de la « guerre contre le terrorisme ». Et, de façon explicite ou implicite, les idées de Huntington ont quitté la seule sphère intellectuelle pour gagner le cœur même de la politique internationale actuelle. Elles n’ont pas perdu de leur stupidité mais leur pouvoir de nuisance, lui, n’a jamais été aussi fort.
Comment expliquer que le « choc des civilisations » ait à ce point influencé et structuré la politique internationale ?
Les théories grossières ont toujours exercé un fort pouvoir d’attraction, parce qu’elles ne demandent pas d’effort particulier pour être comprises. Comme dit ce poème anglais, « certains préfèrent siffler que penser, parce que penser est bien plus compliqué que siffler ». C’est tellement simple pour les fondamentalistes islamistes d’en appeler à la religion et à Dieu, et pour les gouvernements occidentaux, à la défense de notre « civilisation » en danger ! Par ailleurs, c’est le grand mystère des périodes d’hystérie collective telles que nous en vivons depuis le 11 Septembre : elles ont leur propre élan et imposent leur logique. Rappelons-nous la Première Guerre mondiale et l’obsession nationaliste des Allemands, des Français et des Britanniques. L’hystérie était alors si forte qu’il suffisait d’un rien pour l’alimenter. C’est le cas aujourd’hui avec la « guerre des civilisations » : elle s’est insinuée dans l’inconscient collectif, de la même manière que le nationalisme en 1914 ou la notion de « race », dans le sud des Etats-Unis, dans la seconde moitié du XIXe siècle.
L’idée d’un choc des civilisations a pourtant été abondamment critiquée. Cela n’a pas suffi ?
Le problème, c’est que nous avons peur d’être plus exigeants sur le plan intellectuel ! C’est le cas des opposants à la théorie du choc civilisationnel eux-mêmes : plutôt que d’en relever tout bonnement la stupidité, ils préfèrent insister sur son manque d’humanité et de tolérance. Résultat, ils contribuent à en asseoir la légitimité intellectuelle puisqu’ils se réfèrent à cette classification unique, eux aussi. Ces anti-Huntington préfèrent défendre la bonne volonté des individus appartenant auxdites civilisations, et affirmer que la civilisation islamique est une culture pacifique et bienveillante. Cela part assurément d’une bonne intention. Mais, ce faisant, on ne fait que remplacer un stéréotype par un autre – celui du « méchant » musulman, par le « gentil », le « modéré ». C’est précisément l’attitude de Tony Blair vis-à-vis des musulmans en Grande-Bretagne.
Il a tout de même suivi Bush en Irak, non ?
Oui, mais au nom de l’amitié entre civilisations, et pas du choc entre elles. C’est plus soutenable sur un plan moral, mais tout aussi absurde. Quand un Britannique chrétien sort avec une Britannique musulmane, il ne s’agit pas d’une relation entre chrétienté et islam, mais d’une histoire entre John et Aisha. Nous avons tous, que nous soyons musulmans, sikhs ou catholiques, une multiplicité d’identités. Et pourtant, sous Blair, l’approche civilisationnelle est devenue la pensée dominante.
Avec quelles conséquences, concrètement ?
L’intégration des étrangers est aujourd’hui en danger, alors même que c’était une des grandes réussites du modèle anglais. Pendant des années, et bien avant que le « multiculturalisme » ne devienne un mot à la mode, le pays a mis en place un traitement égalitaire – en particulier le droit de vote – pour tout citoyen du Commonwealth vivant légalement sur le sol britannique. Ce qui veut dire que tous les non-Blancs, qu’ils viennent d’Inde, du Pakistan, de Malaisie ou d’Afrique de l’Ouest, font partie de la communauté politique, même s’ils n’ont pas la nationalité britannique. Mieux que tout autre pays européen, la Grande-Bretagne a également décidé d’accorder aux immigrés en situation régulière l’intégralité des droits économiques et sociaux dont bénéficient les Britanniques, comme l’accès aux soins et la sécurité sociale. Par exemple, si un Bangladais se rend dans un service de santé et ne parle pas anglais, on le renseignera en bengali, qui est la deuxième langue parlée à Londres. Cette politique économique et sociale a eu des effets positifs sur l’intégration culturelle, les gens se sentant en sécurité, et non pas discriminés.
Il y a quand même eu de grosses émeutes, à Brixton et à Birmingham, en 1981…
Bien sûr qu’il y avait des points faibles, mais on s’est toujours efforcé de les prendre en compte. Je pense notamment au remarquable rapport dirigé par lord Scarman, après ces émeutes, et qui les avait attribuées aux préjugés raciaux « inhérents à la vie britannique ». Mais tout cela a hélas changé. L’heure est au repli communautaire. D’abord parce que aujourd’hui les étrangers sont identifiés par leur seule appartenance religieuse. La langue, par exemple, n’est plus prise en compte, pas plus que les autres affiliations – politiques, sociales, économiques… – auxquelles un immigré est en droit de tenir. Les Bangladais sont désormais rangés dans la catégorie « musulman britannique », au même titre que les Pakistanais, les Soudanais, les Marocains ou les Malaisiens… Au passage, on oublie que ces mêmes Bangladais viennent d’un pays qui a obtenu son indépendance au nom de la laïcité, et pas de la religion. On oublie qu’un musulman du Bangladesh est non seulement musulman, mais aussi bengali et bangladeshi. Pourquoi devrait-on résumer la culture à la religion ?
En parallèle, les responsables politiques ont accordé une reconnaissance inédite aux autorités religieuses, devenues les porte-parole des différentes communautés. Résultat, la voix des musulmans se confond aujourd’hui avec celle du clergé. Même si un grand nombre de gens de confession musulmane sont en désaccord avec ce que propose tel ou tel mollah… Et l’on assiste à un phénomène nouveau : le développement de la pratique religieuse chez des gens qui n’étaient pas spécialement pratiquants jusque-là, qui ne se couvraient jamais la tête avec le hidjab. Mais comme on ne cesse de leur répéter que c’est leur origine religieuse qui les définit, ils finissent par y croire.
Ne surestimez-vous pas le rôle de Tony Blair ? Après tout, le renouveau de la pratique est aussi venu des gens eux-mêmes…
Les mouvements ont été parallèles, avec, depuis une quinzaine d’années, l’essor des fondamentalismes islamique au Moyen-Orient, chrétien aux Etats-Unis, et même hindou en Inde. Mais le Labour en porte également la responsabilité. Le fait que Tony Blair lui-même soit un homme profondément religieux n’y est pas étranger. C’est un homme humain, cultivé et très croyant. Sa foi a influencé sa décision d’intervenir en Irak comme celle de créer toutes ces nouvelles « écoles de la foi » financées par l’Etat. Les Lumières ont contribué à mettre l’accent sur l’éducation, l’apprentissage de la raison, qu’il s’agisse du marquis de Condorcet en France ou d’Adam Smith en Ecosse. Alors je trouve tragique que l’on remplace l’apprentissage de l’esprit critique par la croyance et l’idée d’une appartenance unique, tout cela au nom de l’« équilibre » religieux et de la quête d’un islam « modéré ».
Cela dit, refuser une lecture négative de l’islam, comme le fait Tony Blair, va plutôt dans le bon sens ?
Bien sûr, mais Tony Blair comme la plupart des dirigeants occidentaux sont tellement obsédés par la quête du « musulman modéré » qu’ils cherchent constamment à définir – ou redéfinir – l’islam. Or pourquoi devrait-on chercher à dire à quoi un « vrai musulman » doit ressembler ? Voilà encore une simplification, d’autant que l’islam met en avant la liberté de choix de l’individu : vous avez des croyances, des pratiques de base, et à partir de là vous pouvez faire ce que vous voulez, sur le plan politique notamment. Les plus grands chercheurs musulmans ont refusé, lors de la conférence d’Amman, en 2005, d’excommunier Ben Laden et les assassins de Daniel Pearl. En affirmant que leurs actes politiques n’en font aucunement des apostats, du moment qu’ils respectent les règles élémentaires de l’islam. Sur un strict plan théologique, ils sont libres de faire ce qu’ils veulent politiquement.
On peut avoir du mal à comprendre ce genre de déclaration…
Certes, mais elle montre bien qu’il ne sert à rien d’attendre de la religion qu’elle s’enrôle efficacement dans la lutte contre le terrorisme, et qu’il lui suffise pour cela d’excommunier les terroristes. Etre musulman ne vous empêche pas non plus d’être antinucléaire ou de lutter pour plus de justice. Tout cela est compatible, mais non commandé par l’islam. L’islam n’ordonne rien de particulier en matière d’affrontement et de tolérance. C’est à chacun de choisir. C’est cette même liberté qui a permis au roi Abd Allah II de Jordanie de condamner, toujours lors de la conférence d’Amman, les actes terroristes comme étant « en contradiction absolue avec les principes et l’idéologie de l’islam ».
On a tout de même le sentiment que les intellectuels du monde musulman restent assez silencieux sur ces questions…
C’est sûrement le cas des autorités religieuses musulmanes. Mais pas des autres. Je pourrais citer Tariq Ali, l’une des grandes figures de la contestation d’extrême gauche anglaise depuis les années 60, qui se trouve être d’origine pakistanaise et d’un milieu musulman. Ou encore un leader bangladais comme Sheikh Mujibur Rahman, qui a joué un rôle majeur dans l’indépendance de son pays, en 1971, et s’est battu pour la laïcité et la diversité.
Oui, mais aujourd’hui ?
Eh bien, cela continue ! Il suffit de s’intéresser à l’Inde, où beaucoup de nos principaux leaders sont musulmans. On peut tourner son regard vers la Malaisie ou l’Indonésie, avec par exemple Anwar Ibrahim, ancien vice-Premier ministre, qui n’a de cesse de défendre une vision séculaire de la politique. Observez aussi le Pakistan, où les grands journaux militent pour la laïcité, notamment le directeur du Daily Times, Najam Sethi. Même chose pour le très puissant mouvement des droits de l’homme, mené par une juriste admirable, Asma Jahangir. Ces voix pacifiques ne font pas partie du clergé, mais n’en appartiennent pas moins à cette fameuse « civilisation musulmane ». Et elles ont surtout une chose en commun : elles sont toutes convaincues qu’on ne combattra pas le terrorisme sur le terrain religieux. La religion ne peut pas remplacer la politique.
Propos recueillis par
Weronika Zarachowicz
A LIRE
L’Inde, Histoire, culture et identité, éd. Odile Jacob, 416 p., 39 €
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Identité et violence, L’illusion du destin, éd. Odile Jacob, 272 p., 23,90 €
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