Le prix Nobel d’économie 1998 est l’un des plus grands penseurs actuels. Il publie aujourd’hui deux nouveaux livres, « Identité et violence » et « L’Inde. Histoire, culture et identité », chez Odile Jacob. L’occasion pour nous d’aborder ces thèmes brûlants d’actualité en sa compagnie.
Prix Nobel d’économie en 1998, Amartya Sen, 73 ans, est plus qu’un grand expert international. C’est un penseur d’envergure, dont l’oeuvre se situe au carrefour de l’économie, de la philosophie, des sciences sociales et de la théorie politique. Sa démarche constante est de mettre l’accent sur les conditions morales, humaines et sociales des mécanismes économiques. Il n’a cessé d’insister sur le fait que « l’économie est une science morale » et que le développement est le point de départ de la liberté. Son originalité est aussi d’avoir toujours en vue les aspects pratiques de la vie politique : avoir le droit de voter ne sert à rien sans l’éducation nécessaire pour comprendre les choix proposés et sans les moyens de transport pour se rendre au bureau de vote…
Attentif à tous les aspects de la mondialisation, il en est lui-même une incarnation. Né à Santiniketan, village de l’ouest du Bengale (aujourd’hui proche de la frontière avec le Bangladesh), il a poursuivi ses études à Calcutta, Delhi, Oxford, avant d’enseigner à Cambridge et Harvard. Les deux nouveaux livres qu’il publie aujourd’hui (chez Odile Jacob), « Identité et violence » et « L’Inde. Histoire, culture et identité », sont nourris de son expérience personnelle autant que des débats auxquels il a participé à travers le monde. Ces ouvrages résultent d’une existence de réflexion menée sur un rythme soutenu, avec une rare vitalité, par un chercheur dont le prénom signifie littéralement « Immortel ». Pour contrer la menace du conflit des civilisations, qui suppose l’existence de blocs identitaires fixes et homogènes, Amartya Sen plaide en faveur d’une identité multiple et complexe, qui ne se réduise pas à une appartenance religieuse ou culturelle. Ce qui confirme, si besoin était, que la question de l’identité est aujourd’hui l’une des plus sensibles, et par là même l’une des plus importantes à scruter.
Le Point : Vous racontez, dans « Identité et violence », un meurtre auquel vous avez assisté enfant. C’était en 1944, à Dacca, la ville où habitait votre famille. Un homme pauvre, que vous connaissiez, s’est affalé un jour à la porte du jardin, couvert de sang, blessé de multiples coups de couteau…
Amartya Sen : Si je fais allusion à cette scène, tant d’années plus tard, c’est parce que je n’ai pas cessé de la porter en moi et d’y penser tout au long de ma vie. C’était d’abord la première fois que j’assistais à une telle violence, et je me suis demandé tout de suite pourquoi on avait voulu tuer cet homme. Son seul crime était d’être musulman. S’il a été tué, c’est parce qu’il s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, victime d’un déchaînement de haine et d’intolérance. Il aurait dû attendre, ne pas sortir ce jour-là, comme sa femme le lui avait conseillé. Mais il était obligé de chercher un travail, d’assurer un revenu pour nourrir sa famille. C’est aussi pour cela qu’il est mort. Sans doute est-ce grâce à Kader Mia – tel est le nom de cet homme – que j’ai commencé à voir combien les contraintes économiques peuvent empêcher d’être libre et combien l’économie et la liberté sont concrètement liées, comme je l’ai développé plus tard dans mes travaux. La dernière leçon que j’ai tirée de cette scène, c’est que toute humanité ne disparaît pas même dans les pires violences, car j’ai vu mon père, qui n’était pas musulman, emmener cet homme à l’hôpital dans sa voiture, en espérant pouvoir lui sauver la vie ; mais il était trop tard.
Si je vous entends bien, ce qui a tué cet homme, c’est la conception étroite et appauvrie de l’identité indienne qu’avaient ses meurtriers.
Il faut aller plus loin, insister sur le fait que ce n’est pas une affaire indienne ni seulement un conflit religieux. De manière générale, nous sommes de plus en plus victimes, dans de nombreux domaines, de conceptions bornées et rigides de l’identité. Ces définitions de type communautariste réduisent l’être humain et le transforment en une caricature très pauvre. Je pense au contraire qu’il faut prendre conscience du fait que nous avons des identités multiples et que cette multiplicité est extrêmement enrichissante. Pour ma part, par exemple, je suis né en Inde, je vis aujourd’hui entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Inde, j’aime énormément la variété et la qualité des cuisines que l’on trouve à Londres, j’écoute beaucoup de jazz, de rap et aussi de musique indienne, et je n’ai absolument pas l’impression que cette variété supprime en aucune façon le fait que je sois indien ni même que je reste totalement fidèle à mon identité bengalie.
Les nationalistes qui revendiquent aujourd’hui une identité indienne spécifique, purement hindoue, vous paraissent donc faire totalement fausse route ?
Parler d’un monde purement hindou, comme le font les nationalistes partisans de l’hindutva, est à la fois ridicule et dangereux. L’Inde est aujourd’hui l’un des pays du monde où l’on trouve le plus grand nombre de musulmans. C’est même, après l’Indonésie et le Pakistan, une des plus fortes communautés musulmanes du monde. Cette obsession de la pureté conduit à oublier qu’il existe depuis toujours une extraordinaire diversité indienne, avec un grand nombre d’écoles philosophiques et spirituelles. La richesse de l’identité indienne réside dans cette multiplicité, qui comprend des écoles de toutes sortes. On ignore encore trop souvent qu’il y a des matérialistes en Inde et qu’ils ont toujours existé. Depuis le VIIIe siècle avant notre ère, on trouve des écoles de pensée matérialiste… Et on ne doit pas non plus perdre de vue que, à côté des diverses religions qui se partagent la société indienne, une large part de la vie politique se déroule dans une dimension laïque. Dans toutes les élections indiennes de ces dernières décennies, la part qui revient aux partis politiques religieux ne dépasse pas 20 à 25 %. Les trois quarts des votes s’expriment en faveur de partis indépendants des religions ! Voilà pourquoi tenter de promouvoir une « indianité » purement hindoue revient en fait à rendre l’Inde petite. Sa grandeur réside au contraire dans sa diversité. Je pense qu’il n’existe aucun avenir véritable pour les nationalistes hindous, car ils demeurent sectaires.
Ces tentatives illusoires pour réélaborer une identité culturelle forte ne sont-elles pas liées au fait que la mondialisation est perçue comme une occidentalisation à laquelle il faut résister ?
C’est souvent ainsi que la situation est vécue, effectivement. Mais il s’agit d’une grossière erreur d’appréciation. Car la mondialisation n’est absolument pas équivalente à une domination économique ou culturelle de l’Occident. Il est évidemment incontestable que les deux derniers siècles ont été marqués par cette domination. L’Occident y a connu sa plus grande expansion. Mais aujourd’hui ce n’est plus le cas. Les contacts innombrables entre les cultures ont multiplié les échanges entre les sciences, les arts, les techniques. Il existe d’intenses relations entre certaines régions du monde indépendamment de l’Occident. Entre l’Inde et la Chine, par exemple. Ceux qui sont hostiles à la mondialisation sous prétexte qu’il s’agit d’une domination occidentale sont victimes, à mon avis, de deux erreurs : ils pensent que les sciences sont nécessairement occidentales, ce qui est stupide, et ils sont convaincus que le commerce mondial est tenu par l’Europe et les Etats-Unis, ce qui n’est plus vrai.
On a souvent répété que la France aujourd’hui craint la mondialisation. Qu’en pensez-vous ?
J’ai le sentiment que cette crainte, si vraiment elle existe, arrive bien trop tard. Tout simplement parce que la France est depuis très longtemps mondialisée. Elle fait partie, depuis des siècles, de la culture mondiale ! Sans les écrivains, les philosophes et les hommes politiques français, la culture mondiale serait très différente. Mes propres travaux doivent énormément aux penseurs français des Lumières, notamment Condorcet. Réduire la France à son passé, ce serait encore une limitation fâcheuse. Le pays qui a livré au monde la devise « Liberté, égalité, fraternité » a toujours un rôle majeur à jouer dans les affaires du monde et doit s’y impliquer et faire entendre sa voix. Ce fut le cas ces dernières années. A mes yeux, la France a joué son rôle en s’opposant au Conseil de sécurité à la guerre contre l’Irak, que je juge pour ma part immorale, fautive et stupide. Je suis convaincu que ce rôle courageux de la France doit continuer et se prolonger. Par exemple, il me semble que l’on peut espérer de la France un rôle important pour avancer vers la résolution du conflit israélo-palestinien. Il ne saurait s’agir pour la France de soutenir une politique anti-israélienne, mais de s’impliquer globalement dans la recherche et la mise en oeuvre d’une paix durable
« Identité et violence » (274 pages, 23,90 E).
« L’Inde. Histoire, culture et identité » (418 pages, 39 E).
31/05/2007 – Propos recueillis et traduits de l’anglais par Roger-Pol Droit – © Le Point