— Par Roland Sabra —
Bluffant ! Totalement bluffant ! Voilà ce qui vient à l’esprit à la sortie de la salle Aimé Césaire de Tropiques-Atrium après avoir vu Ailey II. Redécouverte que la danse, danseuses et danseurs existaient encore, oubliées les indigences exhibées au nom d’un localisme brandi comme un cache misère. La démonstration de danse offerte se voulait un hommage à Ronnie Aul, décédé l’an dernier et elle le fût avec justesse. On sait l’importance de l’apport du chorégraphe étasunien, installé en Martinique depuis le milieu des années 60, dans la formalisation du travail des danseurs martiniquais. C’est la même rigueur, la même précision dans le geste, la même exactitude du mouvement la même somme d’énergie dans le moindre tremblement, la même détermination et le même engagement corps et âme dans le travail en cours que l’on retrouve sur scène. Fidèles aux techniques incroyablement dynamiques et athlétiques qui ont caractérisé la compagnie Alvin AileyI et qui étaient révolutionnaires elles et ils survolent la scène comme suspendus aux cintres par des fils invisibles faisant danser leurs corps et leurs âmes des étoiles dans les yeux.
La compagnie Alvin Ailey s’inscrit dans une célébration de l’héritage afro-américain dans le domaine de la danse moderne, célébration non pas figée sur un passé cristallisé mais qui est un appel permanent à l’intégration de nouvelles découvertes. Le fondateur parcourait l’éventail des musiques qui va du classique au jazz en passant par le blues et les sons africains. On peut gager qu’aujourd’hui il puiserait dans la pop et le hip hop.
« In & Out » ( 2015) du chorégraphe Jean Emile en ouverture est une œuvre sur la contemporanéité, la quotidienneté de vie ordinaire, avec ses élans ses retraits, ses joies et ses tristesses. Elle convoque plusieurs techniques de danse en rapport avec les émois et les pensées qu’elle veut transmettre. La partition musicale composée de six morceaux de quatre auteurs valorisant les percussions se veut résolument moderne et elle l’est. De beaux costumes de scène souligne le propos. La pièce de Jean Emile est un coup de poing, un choc, un vrai celui-là, qui d’emblée situe le niveau de la performance de la troupe.
« Gêmeos » (2015), avant le premier entracte est une composition de Jamar Roberts sur les affres et les tourments de la gémellité. Elle est la pièce inaugurale de son travail du chorégraphe. Elle s’inspire d’une réalité vraie, celle des rapports d’enfance qu’il a entretenu avec sa sœur. Il est devenu danseur et elle est devenue athlète. C’est donc un duo qui décline les couples amour/haine, attirance/répulsion, rivalité/coopération tout au long d’un chemin au cours duquel un dépassement dialectique va s’opérer de la concurrence à l’entente puis finalement à l’harmonie. La bande son sur laquelle ils dansent puise dans le répertoire de Fela Kutti et c’est peut-être ce qui prête à discussion.
Avec « Somethiong tangible » (2015) de Ray Mercer on est de retour sur le registre des émotions personnelles qui font le quotidien de tout un chacun. Confiance en soi, doutes, assurances et incertitudes animent et brisent les élans vers l’autre. Les fulgurances du geste s’anéantissent à la moindre brise de vent mauvais. Ce mouvement de tendresse qui pousse vers autrui, comment sera-t-il reçu ? La partition sonore s’articule autour de six morceaux dont une création originale de Bongi Duma. L’ensemble est une réussite, sans consteste.
Le final de la soirée est bien évidemment « Révélations » (1960) du créateur de la compagnie. Cette pièce qui l’a révélé au grand public et qui de par le monde entier suscite l’émotion, l’engouement, l’enthousiasme Alvin Ailey vers la fin de sa vie en avait assez de la voir lui coller à la peau, un peu exaspéré qu’il était de se voir trop souvent réduit à cette œuvre qui finissait par éclipser le reste de son travail. Ce qu’il a inauguré dans ce morceau, aujourd’hui partie prenante de l’anthologie de la danse, c’est un travail de définition de ce qui sera son vocabulaire chorégraphique. Il le briquera, le lustrera, tout au long de sa carrière en en précisant toujours davantage le sens sans jamais en trahir l’identité. Entre balancements suggestifs du bassin et bras élevés vers le ciel il articule avec subtilité sensualité et sexualité.
Certes la gravité émotionnelle de la pièce touche à l’universel, mais ce qui apparaissait révolutionnaire il y a près de soixante ans l’est-il encore ? Les gospels adaptés et arrangés par Hall Johnson, James Miller ou Howard Roberts s’ils tendent à intégrer un répertoire classique n’ont sans doute pas encore atteint ce stade de sécularisation qui les rendrait audibles par tous. Mais c’est peut-être ce qui participe à l’accueil enthousiaste du public martiniquais.
La troupe se renouvelle tous les ans. La durée d’un contrat est de deux ans. Pas de situations acquises. Seul le talent permet le maintien dans la troupe. Le directeur actuel, Troy Powel nommé en juillet 2012, insiste sur la collégialité du travail préparatoire et par conséquence sur l’absolue implication des danseuses et des danseurs. Les techniques des danseurs empruntent à une méthode dite Horton qui privilégie le travail du buste, ceinture abdominale et dorsaux, les gestes sont souvent inspirés de postures de l’Égypte pharaonique. Les mouvements sont carrés, les bras sont levés en parallèles. Une grande importance est accordée à la coordination des gestes et à la synchronisation des déplacements d’ensemble. La troupe donne l’impression de ne jamais marcher ou danser sur la musique mais toujours celle d’être dans la musique, d’avoir intégrer la musicalité du geste ou du pas pour mieux la restituer. On le disait au tout début. Alvin Ailey II à Fort de France a donné une leçon de danse et quelle leçon!
Fort-de-France le 13/05/2016
R.S.
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