Aliker contre Aubéry, l’Altruisme contre l’Argent

— Par Pierre Pinalie —

(« Château Aubéry », de Georges É.Mauvois)

 chateau_auberyÉtonnant et passionnant ouvrage, ce livre de Georges Éleuthère Mauvois, consacré à un héros martiniquais sordidement assassiné, le noble militant André Aliker, jeté ligoté dans la Mer caraïbe en 1934, sur ordre du richissime Eugène Aubéry, usinier régnant sur le domaine du Lareinty. L’auteur, qui fut avocat au temps où l’administration coloniale l’avait révoqué de l’administration des P.T.T., nous livre sur 118 pages un extraordinaire plaidoyer fondé sur les deux plans, le civil et le pénal.

 

 

Le journal « Justice » dans un monde injuste

 

Dans la première partie, une longue série de problèmes financiers nous est présentée autour de la construction du château Aubéry, et des relations d’Aubéry avec des membres de son milieu social. Les chèques versés à des magistrats permettent à la Cour d’appel de Fort-de-France de réformer les jugements de première instance, ce qui a pour effet de décharger en 1930 les Aubéry d’une condamnation et d’une amende. Et en dehors des affaires de la riche bourgeoisie, le nouveau châtelain Aubéry est très passionné par les combats de coqs, ce qui le rapproche de modestes citoyens martiniquais ou venus des îles proches, et lui fournit ainsi une main-d’œuvre particulière hors du travail de la canne à sucre. Et c’est dans ce milieu particulier que de louches individus lui rendent service quand vient le combat qu’il livre contre le militant Aliker, communiste conscient de la terrible domination des propriétaires de cannes, vendeurs de rhum.

 

Né en 1894, André Aliker, rédacteur du journal communiste « Justice », fondé en 1920, avait en effet révélé que la famille des grands planteurs était impliquée dans une affaire de fraude fiscale. Ce qui explique qu’il ait été deux fois victime d’une tentative de meurtre restée impunie avec la complicité du parquet général de Fort-de-France. Et c’est le 11 janvier 1934 que le cadavre d’André Aliker sera retiré de l’eau les mains liées derrière le dos, et les deux assassins présumés seront acquittés le 22 janvier 1936 par le Cour d’assise de la Gironde.

 

Eugène Aubéry n’était pas le rejeton d’une famille békée, et n’avait été que contremaître puis géreur à l’usine du Lareinty. Il avait alors épousé la fille de Gabriel Hayot, principal actionnaire de l’usine. Il avait ensuite été nommé administrateur de la société, et c’est ainsi qu’il était devenu détenteur d’une des plus grosses fortunes martiniquaises. Lorsque la société Lareinty fut liquidée, on découvrit qu’Aubéry n’avait pas acquitté la taxe sur le revenu des valeurs mobilières, et on la lui réclama, plus un supplément pour déclaration insuffisante. Il fut donc condamné à payer près de 8 millions de francs, mais ayant fait appel, il n’eut pas un sou à payer.

 

Un château symbole de tragiques moments

 

C’est à la suite de tout cela qu’André Aliker s’engagea dans la dénonciation du scandale dans le journal « Justice ». Et c’est pourquoi, assistant à un spectacle de cirque, il fut roué de coups par les employés au service d’Aubéry, le 3 novembre 1933. Plus tard, le 1er janvier 1934, il fut à nouveau frappé, bâillonné et jeté à l’eau. Excellent nageur, il s’en sortit, mais c’est douze jours plus tard que son corps fut découvert sur la plage de Fond Bourlet, à Case-Pilote.

 

Très documenté et fortement détaillé, le livre de Georges É. Mauvois résonne profondément quant à la vérité historique, et frappe le lecteur par l’aisance des démonstrations et la clarté des raisonnements. Très tôt dans le développement le militantisme apparaît, et quand on rencontre les nombreux personnages qui peuplent le fil de l’histoire, on parcourt les dialogues comme si on les entendait. En ce qui concerne la société et les rapports humains, on peut même être étonné par le fait que trois quarts de siècle se sont écoulés, mais que le présent n’est pas toujours plus démocratique.

 

Il y a une forte pédagogie dans cette œuvre, et il est certain que ces pages d’histoire devraient être enseignées à notre jeunesse en raison des faibles améliorations que vit la société d’aujourd’hui. La justice, sans doute, a progressé dans l’honnêteté et la clarté, mais le capitalisme n’a guère changé, toujours appuyé sur les faibles salaires des ouvriers, et sur les avantages qu’offre le pouvoir politique de droite. Aujourd’hui, en dehors des souvenirs historiques qui peuvent être diffusés, c’est le château Aubéry qui reste le signe le plus concret de ces tragiques moments. Construit fort esthétiquement, mais avec des matériaux humidifiés, il frappe la vue de ce qu’a pu être la fortune incalculable des exploiteurs propriétaires de la canne à sucre. Ruine irrécupérable, il reste le témoin d’une période de l’histoire de la Martinique, et notre auteur Georges É. Mauvois propose l’idée d’une stèle érigée, sur laquelle serait écrit : « Aux ouvriers de la canne des années 1930, exploités. À André Aliker, mort pour eux »

 

 

Pierre PINALIE

 

Le 06/040/08 à Fort-de-France