— Par Scarlett JESUS, critique d’art —
En exposant en solo, en ce début d’année 2022, à l’Hôtel Arawak du Gosier, Alice Demoly fait fi des nombreux « handicaps » qu’elle ne peut ignorer…
En premier lieu, celui d’être femme. Et pis encore d’être mère de trois enfants. Juste retour des choses, notre époque s’étant engagée dans la promotion des femmes artistes, ce handicap est en passe de s’inverser, devenant désormais un plus.
Celui, ensuite, d’être une artiste autodidacte et de ne peindre qu’en marge d’une activité professionnelle très prenante. Nombre d’artistes reconnus n’ont-ils pas été des autodidactes, échappant de la sorte à un formatage d’école ? Et n’est-ce pas son activité professionnelle qui, justement, va lui permettre d’être totalement indépendante ?
Ajoutons encore un autre handicap : celui d’être métropolitaine dans un pays encore marqué par le colonialisme et dont le maître mot est « Pèp an nou ». Si Alice Demoly ne fait pas partie des « Jean de Souche », comme les nomme avec humour François Piquet, loin d’être de passage dans le « péyi », elle s’y est installée depuis plus de vingt ans. Se dévouant à soigner les corps des habitant de l’île, tout en s’intéressant également à leur âme.
Enfin, pour clore le tout, Alice Demoly ne s’adonne à aucun des domaines, qualifiés d’Art contemporain, qui ont le vent en poupe : la performance, les installations, le street art, l’Artivisme ou encore le Net’Art… Poussée par le désir intense d’explorer en le peignant ce qu’elle ressent, elle n’a d’autre objectif que de créer une œuvre rendant compte de son univers personnel, et ce en utilisant la peinture acrylique et les grands formats (approximativement 140 x 100 cm, voire 200 X 200 cm).
Est-ce le résultat de ces obstacles qui l’ont conduit à mettre en scène, dans différentes séries, une thématique qui semble récurrente : celle de la solitude. Une thématique qu’elle va théâtraliser au moyen d’une dramaturgie silencieuse, dans des décors tantôt urbains -ce qui peut sembler paradoxale pour quelqu’un qui vit en Guadeloupe-, tantôt naturels et renvoyant alors à la mer et aux plages.
Ne nous y trompons pas : les œuvres de cette artiste ne relèvent nullement de ce qu’il est convenu d’appeler des « paysages » traditionnels, traduisant plutôt des « paysages intérieurs ». A la différence d’Edward Hopper dont l’œuvre rend compte, elle aussi, d’un sentiment de solitude, celui que l’on peut éprouver en vivant à New-York, chez Alice Demoly aucun élément ne permet d’identifier un lieu précis -quand bien même apparaissent des palmiers-, ni même une époque. Ses « tableaux » se situent hors du temps et de l’espace. L’artiste s’emploie à effacer toute référence au réel, à commencer par la suppression de ce qui pourrait évoquer son action de peindre, occultant, par une peinture lisse, dénuée de pâte et comme dématérialisée, toute trace laissée par le pinceau. L’artiste va chercher à fondre dans leur environnement ses personnages -ou tout autre élément-, en estompant leurs contours par un procédé qui n’est pas sans évoquer le sfumato de Léonard de Vinci. Un effet de fumée vaporeux qui nous introduit dans l’univers des songes.
C’est principalement dans la série urbaine que cette impression d’irréalité va plonger le « voyeur » dans une atmosphère particulière, celle d’une « inquiétante étrangeté », pour reprendre le concept introduit par Freud et dont se réclamèrent ensuite les Surréalistes. Face à des silhouettes de personnages, au visage parfois masqué d’un rond ou qu’Alice Demoly présente de dos, on serait tenté d’évoquer Magritte. De même, la présence de décors urbains déserts et sur lesquels se projettent des ombres gigantesques, pourrait nous autoriser à faire un rapprochement avec Giorgio de Chirico, nous faisant basculer dans un univers fantastique. Mais, à l’opposé des couleurs franches utilisées par de Chirico, la palette d’Alice Demoly, dans cette série, opte pour des tonalités ocres et comme irradiées d’une lumière qui renforce l’impression de théâtralité.
En réalité, Alice (Demoly.) ne nous convie-elle pas à entrevoir un univers, à la fois intime et poétique, qui serait le sien ? Un univers -pas si « merveilleux » que cela – qui lui permet de rejouer le monde de l’enfance, à travers des images mentales qu’elle reconstruit méthodiquement et met en scène, dotant les édifices -et les personnages – de dimensions d’autant plus disproportionnées que leurs ombres les agrandissent démesurément. Tel Orphée, cherchant son Eurydice au royaume des Morts, l’artiste semble avoir fait émerger de sa mémoire des silhouettes de personnages sans vie, qui tels des ombres, se déplacent sans se regarder ni se parler. Sur une autre toile, seul et faisant face à l’immensité d’une mer d’autant plus inquiétante qu’elle se teinte de violet, un petit enfant occupe bien peu de place sur la toile. Sa représentation « en plongée » souligne à la fois sa fragilité et le danger qui le menace. Peut-on s’autoriser à y voir une allusion à la mort du petit Aylan échoué sur une plage en 2015 ?
D’autres personnes pourront être plus sensibles à des séries comme « Palm tree », ou encore à celles consacrées aux femmes. La diversité de ces séries montre qu’Alice Demoly, loin de se répéter, explore, au fil de ses productions, de nouvelles pistes, certaines séries pouvant apparaître plus figuratives, et d’autres à l’opposé plus abstraites. Si elles offrent la possibilité de réflexions métaphysiques, elles sollicitent toutes, puissamment, notre imaginaire. La diversité des interprétations qu’elles autorisent témoigne de leur réelle profondeur. Sans pour autant déflorer leur mystère. Un mystère qu’Alice Demoly se garde bien de dévoiler et qui reste intact.
Scarlett JESUS, critique d’art, 11 janvier 2022.