— Par Gary Klang —
Lorsque mon ami-frère Karim Akouche m’incita à écrire un texte sur l’Algérie, j’ai tout de suite accepté car ce pays presque mien me tient autant à cœur qu’Haïti, la France ou le Canada.
Je suis né en Haïti. Ma mère et mes grands-parents maternels sont eux aussi nés dans cette île, ce qui fait de moi un vrai natif natal, comme on dit là-bas. Tandis que mon grand-père paternel a vu le jour à Bône (Annaba) en Algérie, le 6 septembre 1883. La guerre de 1870 chassa Napoléon le Petit, mais aussi mon arrière-grand-père de Metz, en Alsace-Lorraine. Voici ce qu’en dit mon grand-père, Charles Klang, dans ses Mémoires :
« Pieds nus dans la neige et sous la rigueur du froid en hiver, c’est ainsi qu’il (son père Louis-Arthur) s’est battu. A la reddition de Metz, où il se trouvait alors, les Allemands lui offrirent le choix : ou demeurer à Metz et devenir Allemand, ou laisser la ville dans les 24 heures. Avec plusieurs compatriotes, il décida, abandonnant tous ses intérêts, de partir pour l’Algérie. Et c’est là qu’il connut ma mère et l’épousa… »
Dès les premières pages de son récit, mon grand-père dit son amour pour le pays où il a vu le jour. Tout y est mieux qu’ailleurs :
« … j’aimais aller dans les marchés, jouissant de la vue des comestibles, des poissons et des crustacés : langoustes et crevettes grosses comme des écrevisses. J’aimais aussi les déguster ! Ces poissons et crustacés sont renommés comme étant les meilleurs du monde… (et à la page suivante) …des pommes, des poires et des fraises comme je n’en ai jamais plus vu de pareilles et de meilleures. »
Pour moi, l’Algérie, c’est avant tout mon grand-père, mais aussi mon arrière-grand-père, installé à Bône, lequel avait le même prénom qu’Arthur Rimbaud né à peu près à la même époque que lui dans l’est de la France, un 20 octobre, date de naissance de mon père. Ne me demandez pas pourquoi je suis poète et que j’aime Rimbaud.
Ne me demandez pas non plus pourquoi j’ai tellement aimé voyager. Mon grand-père, qui était responsable des Câbles français, a parcouru le monde dans le cadre de ses fonctions et adorait me raconter ses aventures, les unes plus folles que les autres, car c’était une sorte d’Indiana Jones qui avait commencé à travailler très jeune et était parti de Bône à l’âge de 17 ans. Il faillit mourir bien des fois de mort violente et pour un peu il aurait été englouti sous la lave du volcan de Saint-Pierre ou noyé dans des tempêtes. Il dut affronter les piranhas, les crocodiles et les serpents du Brésil, où il rencontra ma grand-mère, née à Belém, au fin fond de l’Amazonie. Il vouait aussi une passion à la langue française et me donna mes premières leçons de grammaire (au pluriel, me disait-il « amour, délice et orgue » sont du féminin…). Il me faisait également lire les grands auteurs de son époque : Maurice Barrès, Paul Bourget, Henry Bordeaux, La robe de laine, La neige sur les pas…
Comme je le disais plus haut, la vie de mon grand-père fut donc fort bien remplie. Elle se termina en République Dominicaine où il eut la chance de voir une de ses filles épouser un général en chef, Elby Vinas Roman, et l’autre, un futur président de la République, Don Antonio Guzman, qui instaura la démocratie dans ce pays. J’ai d’ailleurs écrit un roman, L’île aux deux visages, qui raconte sous forme de fiction l’histoire mouvementée du passage de la République Dominicaine à la démocratie et aussi celle de ma famille qui peut se glorifier d’avoir pour beaucoup contribué à faire de ce pays un État moderne et démocratique, après la dictature de Trujillo qui fut aussi sanglante que celle de Duvalier.
Armand, mon père, quant à lui, alla s’établir en Haïti et c’est ainsi que j’y ai vu le jour.
Inutile de souligner que l’Algérie m’habite et que j’ai longtemps rêvé d’aller à Annaba, à la recherche des traces de ma famille. Soit dit par parenthèse : si quelqu’un sait quelque chose des Klang qui ont vécu à Bône, je lui serais reconnaissant de me faire signe.
L’Algérie donc, ce pays presque mien, me rapproche bien sûr de Camus qui m’a fait rêver de soleil et de mer, lorsque j’étudiais à Paris dans les années 60 alors qu’Haïti était terrorisée par Duvalier et que la terre où mon grand-père était né se libérait péniblement de la colonisation dans des souffrances indescriptibles. Albert Camus, disais-je, qui ne s’était jamais senti à l’aise en France, parce que les intellectuels parisiens, trop froids selon lui et ne sachant pas rire, ne comprenaient pas son âme ensoleillée de Méditerranéen.
Mais l’Algérie, pour moi, c’est aussi Kateb Yacine, le grand Kateb, qui me faisait pleurer quand mon ami comédien, Hervé Denis, nous disait ses poèmes si sensibles à la misère et à l’injustice.
Permettez-moi ici une digression : après Kateb, Hervé vouait aussi un culte à Aimé Césaire. Avec lui et le poète Davertige, Dave pour les intimes, nous avions fondé un cercle littéraire à la Cité Universitaire de Paris, où nous invitâmes un jour l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal. Césaire nous dit ce jour-là son admiration pour Mallarmé, en ajoutant que c’était un poète d’une grande limpidité, propos qui ne laissa pas de me surprendre. Plus de 50 ans après, j’entendis Jean-Marie Le Pen (oui, vous avez bien lu !) faire l’éloge de Césaire à la télévision et dire que sa poésie lui rappelait Mallarmé. Je ne vois aucun rapport entre Mallarmé et Césaire, mais j’ai tout de suite repensé à ce que nous disait ce dernier concernant l’auteur de L’Après-midi d’un faune. Tout ceci demeure pour moi un grand mystère.
Il m’arrive souvent de regretter le temps des années 60 où les intellectuels prenaient position pour le peuple souffrant. La poésie et la littérature étaient alors tellement plus riches et plus intenses; alors que nos intellos actuels me semblent plutôt en quête d’invitations et d’applaudissements, et ne s’intéressent guère à la misère humaine.
J’ai parlé plus haut de Kateb et de Camus, mais je dois aussi rappeler Yasmina Khadra qui a très bien parlé d’Haïti, sans l’avoir visitée, dans un collectif où je figure : Nul n’est une île.
A l’instar de Yasmina, je raconte mon Algérie sans l’avoir jamais visitée.
Mais ce pays, c’est aussi et surtout mon ami-frère Karim Akouche. Karim est un jeune Kabyle, romancier, poète et dramaturge très doué, établi au Québec depuis quelques années. Il venait tout juste d’arriver à Montréal lorsqu’on s’est rencontrés à une soirée de poésie. J’ai su tout de suite que j’avais en lui un ami dans l’acception la plus noble : quelqu’un en qui on a une confiance absolue avec la certitude qu’il ne vous trompera jamais.
Algérie, ce pays presque mien, tu fais partie de moi comme Karim, Kateb, Yasmina et Camus.
Gary Klang