— Entretien réalisé par Pierric Marissal —
Chercheur en anthropologie, spécialiste de « la nature des marchés et de l’importance des technologies de l’information », Alexandre Laumonier s’est plongé au cœur du trading à haute fréquence. Des algorithmes capables de réagir en une milliseconde pour acheter ou vendre et même ruser sont derrière 90 % des ordres donnés sur les marchés financiers.
La récente affaire de l’annonce des nouveaux taux directeurs de la Fed semble symptomatique de l’ampleur prise par le trading haute fréquence et des nouveaux problèmes que cette pratique pose. Pourriez-vous l’expliquer ?
Alexandre Laumonier. The Great Fed Robbery fut l’un des moments fort de 2013 : 1 milliard de dollars ont été transférés en 0,02 seconde. Le 18 septembre 2013, la Banque fédérale américaine (Fed) devait rendre publics ses nouveaux taux d’intérêt, à 14 heures pile. Or il s’avère que les marchés de Chicago et de New York réagirent un peu trop rapidement aux annonces qui, ce jour-là, ne correspondaient pas aux attentes des professionnels. La Fed possède un data center à Washington, près de ses bureaux, où ses informations financières sont stockées, puis libérées, à 14 heures très exactement, et envoyées aux quatre coins des États-Unis – et donc, entre autres, vers les plateformes électroniques des marchés financiers. Il fut donc très curieux de constater que Chicago et New York réagirent à ces informations en un laps de temps si court que, physiquement, il leur était impossible d’arriver dans ces deux villes si rapidement, ou alors cela signifiait que la vitesse de la lumière dans le vide (soit 300 km par milliseconde) avait été pulvérisée – ce qui, dans notre monde régi pas la loi de la relativité, est purement et simplement impossible. D’où cette question, qui devint polémique : comment des marchés situés à quelques milliers de kilomètres de Washington ont-ils pu réagir en quelques millisecondes à des informations qu’ils n’étaient pas censés recevoir si rapidement ?
C’est donc un délit d’initié masqué par le trading haute fréquence ?
Alexandre Laumonier. L’interrogation est toute légitime, d’autant plus que les volumes échangés juste après 14 heures furent impressionnants : 1 milliard de dollars passèrent de main en main entre 14 heures et 14 h 0 min 2 s, dont 400 millions dans les 100 premières millisecondes. La société Nanex, qui fut la première à pointer du doigt la vitesse de transmission anormale de ces nouveaux taux d’intérêt, soupçonna alors certaines sociétés de transactions à haute fréquence d’avoir bénéficié de ces informations avant les autres – à quelques millisecondes près. Comme la Fed se murait dans son silence, un débat s’engage entre Nanex et une société du nom de Virtu (l’un des mastodontes américains des hautes fréquences) sur le fait de savoir si ces informations étaient réellement parties de Washington ou si elles avaient déjà atteint Chicago et New York avant 14 heures. Le débat fut assez houleux et, comme la Fed ne communiqua aucune information, chacun se mit à chercher des explications. Un physicien travaillant pour le leader des transmissions d’informations financières entre Chicago et New York, McKay Brothers (qui utilise des micro-ondes radio et non des fibres optiques), analysa de près les données des marchés de ces deux villes, à la nanoseconde près, et en conclut que les nouveaux taux d’intérêt avaient quitté Washington avant 14 heures. Les traders à haute fréquence, dont les algorithmes se trouvent à quelques mètres des plateformes d’échange afin d’accéder aux données des marchés le plus rapidement possible, firent donc leur travail en quelques millisecondes.
La course à l’armement informatique, la recherche de la milliseconde plus rapide que le voisin vont coûter de plus en plus cher aux banques. Cela ne mène-t-il pas à court terme à une impasse de rentabilité ?
Alexandre Laumonier. La course à l’armement et à la vitesse est en effet en train de devenir de plus en plus difficile. En termes de vitesse, il semblerait que pour certaines transmissions d’informations financières, on atteigne quasiment les limites de la nature : la longue histoire des transmissions entre Chicago et New York, qui commence en 1848 avec l’arrivée du télégraphe à Windy City, va prendre fin rapidement puisque McKey Brothers, grâce à son réseau de micro-ondes radio, permet aux traders de passer des ordres entre les deux villes en 4,07 millisecondes, soit 0,14 milliseconde de plus que la vitesse de la lumière. Aller plus rapidement encore va devenir compliqué (même s’il semblerait que le laser puisse aller encore plus vite que les micro-ondes) et surtout de plus en plus cher. Dans un écosystème où un trader à haute fréquence ne gagne parfois que 0,01 centime de dollar par transaction, le coût des technologies et celui des humains qui sont derrière les ordinateurs sont de plus en plus difficiles à rentabiliser – il faut alors être capable de générer de très gros volumes de transactions pour réellement gagner de l’argent.
Getco, par exemple, un autre mastodonte américain des transactions à haute fréquence, a perdu quasiment 80 % de son chiffre d’affaires en 2012, ce qui est impressionnant. D’autres firmes du même acabit ont subi de lourdes pertes ces derniers mois. La compétition entre ces sociétés, le coût d’investissement et les limites de la vitesse de la lumière vont probablement mener à une consolidation du petit milieu des hautes fréquences, certains vont probablement rester sur le carreau. Si vous n’êtes pas dans un espace-temps au millionième de seconde près, vous n’avez aucune chance de survie.
Est-ce que le petit boursicoteur, qui place ses économies sur les marchés, a encore un sens, un avenir ?
Alexandre Laumonier. Oui, même s’il y a des manipulations dans certains algorithmes de trading. Les transactions à haute fréquence sont une sorte de nouveau paradigme, un nouvel intermédiaire qui, globalement, participe au fonctionnement des marchés. Et comme toute nouveauté, cela engendre également des risques. Mais sans l’argent des investisseurs (des individuels comme des clients des hedge funds), les marchés n’existent pas – c’est quasi tautologique.
Cela dit, un trader humain algorithmiquement assisté (au sens où il utilise un ordinateur pour passer ses ordres), mais qui est à basse fréquence et qui habite en Californie, verra apparaître sur son écran un prix en provenance de New York qui, parfois, n’existe déjà plus, car le temps que cette information lui parvienne (cette information doit parcourir des milliers de kilomètres), elle aura déjà changé de nature.
Pourriez-vous expliquer pourquoi la vitesse a toujours eu une importance majeure dans les places boursières ? Importante au point que vous parlez dans votre ouvrage de « changement anthropologique majeur » lié à la séparation entre les prix des marchandises et les marchandises elles-mêmes.
Lire la suite sur L’Humanité
http://www.humanite.fr/alexandre-laumonier-le-comportement-des-algorithmes-est-proche-de-celui-des-humains