—par Scarlett JESUS, critique d’art —.
Alex BOUCAUD est un artiste autodidacte qui vient d’exposer à la salle Rémy NAINSOUTA de Pointe-à-Pitre, en ce début février 2012, une cinquantaine de sculptures, fruits du travail des trois dernières années. A la différence des sculpteurs haïtiens il ne travaille pas le fer, bien que toutefois, comme les artistes de la Grand’rue de Port-au-Prince, il soit lui aussi adepte d’un art de la récupération. Donnant une seconde vie aux arbres abattus par les services de la voierie de Sainte-Anne.
C’est l’univers parfois drôle, parfois inquiétant d’un marron ensauvagé qu’il nous livre, avec ses totems guerriers et ses mas horrifiques, sculptés à même le bois à la tronçonneuse. Selon une technique de « sauvage », refusant les maillets, gouges et autres outils d’une pratique enseignée et codifiée. Un artiste allemand contemporain, Georg BASELITZ vient d’exposer au Musée d’Art moderne de Paris, en utilisant la même technique, pour retrouver les gestes d’un art, dit « premier », auquel GAUGUIN de son côté avait aspiré. Le maniement de la tronçonneuse permet à Alex BOUCAUD de donner forme, de façon extrêmement rapide, à un imaginaire qui l’habite. Tout en imprimant dans la chair du bois une violence contenue, une violence qui fait écho à celle dont ont eu à souffrir ses lointains ancêtres. La trace des coups de lame donnés, témoins du combat auquel l’artiste créateur s’est livré avec la matière, est parfois visible. Une fois taillés, les bois ont été ensuite minutieusement poncés, lissés, parfois même teintés puis lustrés avec de la cire, jusqu’à donner l’apparence de peaux si lisses qu’elles appellent sensuellement la caresse. Toutefois, les éléments de résistance à ce « lissé » -embranchements, nodosités, rugosité d’écorces, fentes et fissures-, sont non seulement conservés, mais même mis en valeur. Comme autant d’indices de cette pulsion vitale, de cette érotisation qui anime en profondeur les éléments de la nature et à laquelle l’artiste va associer des lèvres épaisses, des orbites exorbitées, mais aussi des tétons, des fentes féminines et des phallus. Dans une combinaison de courbes et de sinuosités, tantôt en creux tantôt en bosse, traduisant les mouvements suggestifs de corps habités par le désir. Des corps qui, sous l’impulsion de « l’Esprit » du gwo ka, sont comme possédés par des danses érotiques autrefois interdites.
Le gwo ka, auquel plusieurs œuvres font référence, exprime la volonté pour l’artiste de trouver une inspiration authentique dans l’Afrique. Et, plus précisément, dans la statuaire africaine de certaines populations qui, telles les Lobis, n’ont jamais été soumises. Ces œuvres expriment le désir de renouer, par delà l’acculturation subie et les contraintes morales imposées, avec une conception du monde dans laquelle les hommes vivaient conformément aux lois de la nature. Ainsi, si l’intérêt de l’artiste se porte presque exclusivement sur la représentation de l’humain, le monde animal lui reste proche. Ce dernier apparaît clairement dans des sculptures telles que « Kakos » (un singe aux postures acrobatiques), « Bamboula » ou « Hearthquaker » qui, toutes deux représentent des sortes de diables. Mais l’humain peut aussi, de façon humoristique, être animalisé, comme c’est le cas avec « Lapoul ». Il s’agit ici de se moquer d’une attitude fréquente–« faire la poule »- qui consiste à fuir une réalité désagréable au lieu de l’affronter. La dérision -tout comme l’autodérision- est une façon, pour certaines populations confrontées à un monde qui leur est hostile, de prendre ses distances avec celui-ci. Ce qui était initialement une posture de survie devient une arme critique permettant à celui qui l’utilise de se libérer, par le rire. La sculpture « Nostra Danus », sous-titrée « l’oeil du poète prophétise » en donne la plus parfaite illustration. Ce qui est représenté est tout aussi provoquant que le jeu de mots auquel fait référence le titre. Un personnage, portant anneaux et chaînes d’esclave, et dont le corps est comme scindé en deux parties, prend appui au sol sur ses quatre membres. Dans une contorsion acrobatique, le visage renversé, il semble vouloir observer son entrejambe, tandis qu’à terre entre ses quatre membres se dresse un phallus.
Si les sculptures d’Alex BOUCAUD restent figuratives, elles s’éloignent toutefois du réaliste, et affichent ouvertement une intention artistique à travers un véritable travail sur les volumes, les formes et la matière. Les visages sculptés, par l’exagération de leurs traits de physionomie évoquant la caricature, relèvent davantage du grotesque des mas, que de l’imitation. Les personnages sont par ailleurs fréquemment androgynes, mâles et femelles à la fois. Comme le sont les totems, qui –tels des bois sacrés- semblent chargés d’une fonction spirituelle, celle de célébrer ÉROS et la fertilité. La démarche d’Alex BOUCAUD, comme celles de Louis LATCHEZ et d’HÉLÉNON en Martinique, nous ouvre ainsi à une contre culture en réaction à une démarche occidentale qui a privilégié l’approche intellectuelle au détriment du sensoriel. Pour illustrer cette démarche, Alex BOUCAUD nous offre son « Origine du monde », un bassin de femme dont le sexe est représenté par une longue déchirure sombre. Une œuvre en ronde-bosse, intitulée « Vous et moa, une belle histoire », sur laquelle est également gravé, sur l’autre face, un sexe masculin. Mais une œuvre qui garde toute son ambiguïté et que l’on peut interpréter tout autant comme une promesse de bonheur que comme la trace du viol originel qui, sur un bateau négrier, engendra tout un peuple. C’est cette ambiguïté qui donne à une telle œuvre son caractère énigmatique, qualité qui, selon le philosophe et théoricien ADORNO, est le propre de l’art. Un art contemporain de nature hybride, afro-caribéen, dans lequel Alex BOUCAUD s’engage de façon personnelle, contribuant par cette exposition à enrichir une réflexion qui concerne désormais le devenir des sociétés post-coloniales.
le 8 mars 2012.