–— Par Frédérique Briard —
A 49 ans, Alain Mabanckou, l’enfant terrible de la littérature francophone, prix Renaudot 2006, vient d’être nommé au Collège de France. Le romancier, essayiste et professeur occupera, à compter de mars 2016, la chaire de création artistique. Rencontre.
Marianne : Vous allez enseigner dans l’une des plus célèbres institutions françaises. Une nouvelle corde à votre arc ?
Alain Mabanckou : Oui, même si cela fait treize ans que j’enseigne aux États-Unis. J’ai d’abord enseigné à l’université du Michigan, et depuis 2007 je suis professeur titulaire à Ucla, l’université de Californie à Los Angeles. Je suis par conséquent un fonctionnaire de l’Etat de Californie. Je suis en quelque sorte inamovible.
Je m’occupe de la littérature d’expression française venue de l’Afrique noire, mais j’ai tendance à lui associer l’enseignement de la littérature française, car je soutiens que cette littérature négro-africaine est aussi née en réaction à un certain classicisme de la littérature française. Il existe une filiation entre les deux, la littérature de l’époque coloniale a nourri la perception que l’Europe avait de l’Afrique, mais aussi celle que les Africains avaient de l’Europe. L’université américaine présente cet atout majeur de la liberté de programme.
Cette liberté de choix d’un corpus littéraire n’existerait pas dans nos universités françaises ?
Je pense qu’elle pourrait exister, la curiosité d’un professeur peut toujours lui permettre d’élargir son cours. Mais souvent ces professeurs manquent de courage et s’accrochent simplement à ce qu’ils savent le mieux. Il y a sans doute aussi un certain blocage les empêchant de penser le texte africain comme faisant partie intégrante du texte d’expression française. Souvent, l’enseignement en France regarde les autres littératures de haut. Que ces professeurs acceptent de regarder le rez-de-chaussée, ils apprendraient beaucoup de choses. Si vous voulez comprendre Paul Claudel, il est intéressant d’aller lire les poèmes de Léopold Sédar Senghor. Il y a une certaine réflexivité ou synergie entre les deux. Si vous voulez comprendre le romantisme de l’Afrique noire, il faut lire les poèmes de Birago Diop et les placer à côté de ceux de Lamartine. En s’interdisant de faire ce pont et en pensant toujours que la littérature française est la reine au-dessus de toute littérature, on tombe dans le piège de ne jamais considérer la littérature comme un ensemble. Dans mes cours, j’essaie de casser cela.
Enseigner aux États-Unis a-t-il été un choix délibéré ?
L’enseignement aux États-Unis m’a été proposé par les Américains eux-mêmes. En France, je ne rentrais pas dans le cadre presque corporatiste de l’éducation. Il faut avoir fait l’École nationale supérieure ou avoir une agrégation de lettres pour accéder à l’enseignement supérieur. Aux États-Unis, tout ça ne compte pas ; ce qui importe, c’est la pédagogie que vous avez et la capacité d’expliquer le monde. Les Américains aiment faire cohabiter les diplômés et les praticiens. Mettre ceux qui pensent le roman à côté de ceux qui l’écrivent, le vivent, le font jaillir. La pensée et la pratique sont indissociables. Le problème de l’université française est là : l’omniprésence de penseurs qui exclut les concepteurs. Aux États-Unis, la plupart des écrivains (Toni Morrison, Philip Roth, par exemple) sont professeurs. En me retranchant vers l’enseignement, j’ai relevé une sorte de défi que m’ont lancé les États-Unis ; j’ai commencé à lire des textes théoriques, Deleuze, Bourdieu, Barthes, les fondamentaux de la pensée africaine, Fanon, Cheikh Anta Diop, des textes que je n’avais pas forcément appréhendés à l’université puisque j’étais dans une filière de droit. Ça m’a permis d’avoir ce perpétuel discours amoureux du texte.
Le Collège de France vous attribuera en 2016 la chaire de création artistique. Pourquoi et comment cette prestigieuse institution de l’enseignement supérieur vous a-t-elle sollicité ?
Le Collège de France avait besoin depuis longtemps d’intégrer le statut d’écrivain dans cette chaire de création artistique, ce qui ne s’était pas produit avant. Cette institution conçoit la notion d’art au sens anglo-saxon du terme. «Arts» en anglais, c’est l’art au pluriel, la musique, la peinture et la littérature. En France, on a tendance à dissocier la littérature de l’art. Je n’avais jamais mis les pieds au Collège de France. Je passais devant pour aller aux éditions Présence africaine ou à la librairie Compagnie. Mais je ne regardais pas de ce côté-là ! C’était pour moi une institution représentant une France carrée, qui ne pouvait pas m’accepter et qui ne reflétait pas forcément ma pensée. Le Collège de France est plus vieux que l’Académie française. Mais il veut se moderniser, s’ouvrir. L’intérêt de cette institution est de divulguer des cours différents chaque année. Il est interdit de répéter la même chose comme on pourrait le faire dans une université française, où pendant vingt ans le professeur peut enseigner le livre qu’il a publié quarante ans avant. C’est une institution dynamique, de recherche, et qui demande aux professeurs une certaine excellence. Excepté la leçon inaugurale, où sont conviés des invités, n’importe qui peut venir écouter les cours. Le challenge d’un professeur au Collège de France est là : être à même de s’adresser à la fois au connaisseur et au néophyte. Il faut savoir dresser une table avec un plat qui satisfait tout le monde. Ce n’est pas un exercice facile.
Vous avez déjà écrit votre leçon inaugurale, qui aura lieu le 17 mars 2016. Elle est intitulée «De la littérature coloniale à la littérature « négro-africaine »». Pouvez-vous en dire plus ?
Quand on dit «littérature coloniale», tout le monde imagine cette littérature du Blanc sous les tropiques, en train de décrire les scènes de chasse, de peindre les indigènes. On ne pense jamais à la littérature coloniale faite par les Africains eux-mêmes qui parfois vendaient aussi un certain exotisme aux Blancs. Ça existe toujours aujourd’hui et il n’y a pas, peut-être, meilleur relayeur de l’exotisme africain aujourd’hui que l’Africain lui-même. Et puis il y a une autre littérature, celle de la nouvelle génération, qui ne veut plus se définir simplement par rapport à l’Africain, mais par rapport à l’univers qu’elle apporte dans le concert de la mondialisation. Je montre comment l’idée de la littérature africaine de contestation est née, car, en face, il existait une littérature occidentale définissant l’Afrique avec ces carnets de voyage ou ces grands textes comme Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, ou Voyage au Congo, d’André Gide.
Mais pourquoi employer aujourd’hui cette expression «littérature « négro-africaine »» ?
La littérature de contestation est venue avec la négritude. En employant cette expression, je replace ce concept dans le temps et l’espace, à une époque où cette littérature se cherchait au regard de la littérature afro-américaine et de tous les mouvements en présence. La littérature coloniale, sorte d’exhibition des tropiques et du rêve exotique, a aussi sa place dans le temps présent. Certains textes de Laurent Gaudé, les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, les romans de Yasmina Khadra et d’autres tiennent de cette époque. Le mot «négro» a été gommé pour conserver celui d’«africain», mais beaucoup d’écrivains réfutent cette manie de définir cette littérature par le continent.
A propos de la négritude, que faut-il garder de ce mouvement ? Que faut-il en rejeter ?
Il faut garder le côté rebelle et offensif de la négritude, ainsi que son refus d’une certaine «dictature» littéraire. Il faut le dire, la négritude a permis à tous ceux qui étaient noirs d’effacer certains complexes qu’ils avaient depuis des siècles. Elle a permis de redonner une fierté aux Noirs. Mais cette fierté acquise a ouvert la voie à ceux qui ont imposé à leur tour une certaine dictature identitaire : désormais, la définition de l’homme noir ne passerait que par ses valeurs d’homme noir. On écarte alors la richesse de la rencontre, de l’échange, la richesse d’aller picorer chez les autres ce qui pourrait créer l’homme de bronze, comme disait l’écrivain congolais Tchicaya U Tam’si. Ceux qui sont fanatiques de la négritude primaire ne veulent pas de cet alliage de bronze. Moi, j’ai besoin de la culture des cinq continents pour exister. Je ne veux pas être étranger jusqu’à la fin de mes jours et je serais malheureux si, chaque fois que je devais expliquer le monde, je ne l’expliquais que par le prisme de ma couleur et de ma culture nègre. L’africanisme grégaire consiste à fermer la porte et même à être le pantin, voire le clown, de sa propre civilisation. La limite de la négritude est là. Comme dans tout mouvement, il y a de faux prophètes. Quand Césaire, Senghor et Damas ont conçu la négritude, ils ne l’ont pas conçue dans l’enfermement. Ce sont ces Afriques diasporiques, ceux qui sont partis qui ont donné à ceux qui sont restés la conscience même de ce qu’ils sont. Sans cette diaspora, l’Afrique n’aurait jamais eu sa propre réflexion. Les plus grands mouvements intellectuels du monde noir ne sont jamais venus de l’Afrique, ils sont toujours venus du dehors. Le panafricanisme est né avec, entre autres, le Jamaïquain Marcus Garvey et le Noir Américain W.E.B. DuBois. La négritude est née à Paris avec Senghor, Césaire, Damas. On a cette image de l’Afrique avec l’arbre et ses racines, mais que fait-on des feuilles qui vont s’envoler dans le vent, se rencontrer et fermenter pour donner d’autres plantes ? Ce sont ces nouvelles plantes qui m’intéressent, cette quête des feuilles détachées de l’arbre. Elles ont une histoire à raconter et c’est cette histoire qui se retrouve dans les romans contemporains africains.
Mais comment relire alors Frantz Fanon, critiqué en France, car vu comme un anticolonialiste trop radicalisé, faisant l’apologie de la violence ?
La force et l’originalité de Frantz Fanon étaient de dire haut et fort que, dans son inconscient, le problème du Nègre était de vouloir être un Blanc au lieu de chercher à s’accomplir en tant qu’individu. Sa parole allait à l’encontre de ce que pensaient les écrivains de la négritude à l’époque. Peau noire, masques blancs est un livre qui montrait combien l’infériorité qu’on sent de soi-même devient une névrose, une sorte de maladie. Le courage qu’il avait à le dire ne se retrouve chez aucun aujourd’hui. C’est peut-être celui, contrairement à ce qu’on pense, qui a inspiré beaucoup d’aventures individuelles dans la pensée noire. Mon Sanglot de l’homme noir était une relecture de Peau noire, masques blancs. Des gens se sont sentis heurtés par cet essai, affirmant que je pointais les Noirs comme responsables de l’esclavage, alors qu’il prêche l’existentialisme noir. Cet essai refuse le postulat selon lequel notre identité devrait se forger par la couleur et par l’esclavage. Elle doit se forger dans le présent, dans le combat que nous sommes en train de mener. Je ne peux pas être prisonnier de mon histoire, je veux avoir la liberté de pouvoir me critiquer et critiquer l’autre. Frantz Fanon et James Baldwin sont pour moi les deux intellectuels qui symbolisent la pensée noire dans sa diversité et dans son indépendance.
Votre conception de l’identité «dépasse de très loin les notions de territoire et de sang», dites-vous. Pour autant, le contexte de chacun de vos romans prend racine en Afrique, et très souvent au Congo, votre pays natal. N’est-ce pas contradictoire ?
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