— par Janine Bailly —
Se dire, dire l’espace, se dire dans l’espace. En couleurs, dans l’ombre et la lumière. Par la photographie, la peinture, l’écriture. Avec des pinceaux, des balais. De la toile, du papier. De l’acrylique et de l’huile, du brou de noix, de l’encre de Chine, des crayons de couleur… Avec son corps, son regard, avec toutes les sensations, vécues et fantasmées.
À la Galerie La Véranda de Tropiques Atrium, Alain Joséphine donne à appréhender la nature, celle de la Martinique natale, dans sa force de vie, ses paysages, sa plénitude et ses tourments. Ses grandes œuvres restent sans titre, en diptyques parfois comme s’il fallait, pour « habiter l’espace » sur la toile, dépasser les limites d’un cadre, ou d’une surface donnée. Pas d’encadrement d’ailleurs pour celles-ci, à la différence des petits formats sur papier, qui saisissant un morceau plus fragile d’univers et de temps, ont besoin d’être assurés dans les limites du cadre. Les grands formats sont pour moi plus chargés d’émotions, j’y ressens davantage ce que disent ces mots, presqu’en forme de haïku, écrits à l’un des murs de la salle : « Autour de moi / Profondes et pures / Mille épiphanies ». Des forces telluriques y semblent en mouvement, qui organisent le chaos originel, donnent corps au magma, pétrissent la terre, les éléments air eau et feu des couleurs, font s’unir ou se heurter les clairs et les sombres.
Pourtant, si l’on s’y attarde, bientôt on croit y reconnaître des formes familières, volées à quelque photographie, ou à quelque image mentale, là une touffe d’iris violets surgie de la profondeur énigmatique d’un étang, là le dos gris, rond et rugueux d’un rocher, ailleurs la coulée rapide d’une rivière fraîche et blanche. Puis la tombée des feuilles jaunes et rousses d’un automne étrangement tropical, et qu’un vent fou disperserait — le jaune d’ailleurs je le retrouve, en couleur omniprésente, ou diffuse insolite au cœur des autres teintes, écho d’un soleil qui jamais ne s’éteindrait, tandis qu’en d’autres endroits le surgissement du rose, en taches comme de corolles, me conduit sur le chemin de Claude Monet. Sur les toiles d’Alain Joséphine, on voit encore un tronc d’arbre sombre, des ramures qui dessinent sur le bleu leurs signes hiéroglyphiques, sereins ou torturés. Mais le bleu est-il celui des eaux ou du ciel, quand il descend vers le bord inférieur de la toile, laissant plus sombre le bord supérieur ? Où la réalité, où le reflet ? Terre et ciel parfois se confondent, ou s’inversent, s’accordent ou s’affrontent.
Si ma première réminiscence ici fut celle de mon immersion au Musée d’Art Moderne dans les grandes toiles abstraites de l’exposition « Zao Wou-Ki, l’espace est silence », cela en raison de la concordance des formes ou des lignes tracées avec force et qui délimitent des surfaces « dans le tumulte des couleurs », en raison aussi de cette importance accordée à la notion d’espace et de lumière, il m’a semblé que le peintre d’origine chinoise prêtait davantage à la contemplation, voire à la méditation, alors que celui d’origine martiniquaise nous entraîne et nous retient dans une énergie et une vitalité desquelles on a peine à s’échapper. Même si la mer est présente dans son histoire, si par la mangrove il se tient sur le fil entre la terre et l’eau, ce dernier me paraît (du moins en ce qui concerne cette exposition) être bien ancré dans le sol, quand son aîné aurait été plus visiblement partagé entre terre et mer. Tous deux cependant se rejoignent dans le souvenir du créateur des « Nymphéas », Zao Wou-Ki disant son admiration dans le triptyque « Hommage à Claude Monet » réalisé en 1991. De plus, quand l’un prend parfois pour titres les dates de l’achèvement de l’œuvre, l’autre note près de la date cette précision portant le numéro de l’œuvre : « ST 117D » par exemple ; l’un comme l’autre, ils peignent en gestes amples et sûrs, utilisent entre autres moyens l’encre de Chine, et par leur travail cherchent « la traversée des apparences ».
Certes, il y a loin des calmes étangs tapis dans la végétation sage et douce de Giverny, à la luxuriance et au débord des espaces martiniquais, à la nature orientale — Zao Wou-Ki disait préférer le terme de nature à celui de paysages — qui souvent nous demeure moins connue. Mais si chaque peintre a « son continent », ce qu’ils nous donnent tous trois à comprendre par leur activité créatrice, c’est bien l’universalité des arts, notre façon d’habiter le monde, et notre commune humanité.
Fort-de-France, le 2 juin 2019