— Par Sabrina Solar —
Dans son essai « Ainsi l’animal et nous » (Actes Sud, 2024), Kaoutar Harchi, sociologue et écrivaine, propose une réflexion inédite et ambitieuse sur les liens profonds entre les violences subies par les animaux et celles infligées aux humains marginalisés. En explorant le concept d’ »animalisation », elle démontre comment la réduction des individus à une supposée « animalité » a servi d’outil de domination et de marginalisation à travers l’histoire, et continue de structurer les rapports sociaux contemporains.
L’animalité au cœur de la violence sociale
Partant de sa propre expérience, Harchi ancre son ouvrage dans une « scène marquante de son enfance ». Lors d’un été dans un quartier populaire, un jeune garçon nommé Mustapha est mordu par un chien policier. La réaction violente des forces de l’ordre, qui menacent la foule en criant « c’est vous les chiens », illustre la manière dont le pouvoir établit une hiérarchie entre humains, traitant certains comme des êtres inférieurs, réduits à l’animalité. Cet événement devient un exemple frappant de la façon dont « l’animalisation des minorités » a été et demeure un « instrument de domination sociale« .
Kaoutar Harchi analyse ce processus en le reliant à des périodes historiques violentes comme la « colonisation« , le « nazisme« , ou encore les luttes ouvrières. Elle met en évidence que ces épisodes partagent une même logique : celle de classer certains êtres humains dans une catégorie inférieure en les rapprochant symboliquement des animaux. Ce procédé permet de justifier leur exploitation, leur maltraitance et, finalement, leur exclusion de la communauté morale.
L’ordre zoosocial : une hiérarchie complexe
Au cœur de sa réflexion, Harchi développe le concept d’ »ordre zoosocial« , une structure sociale qui lie les violences spécistes (celles infligées aux animaux) aux violences racistes, sexistes et classistes. L’ »animalisation » des animaux – c’est-à-dire leur réduction à un statut inférieur et tuable – sert de modèle pour la déshumanisation de certains groupes humains. En d’autres termes, la domination de l’humain sur l’animal devient le prototype des autres formes de domination humaine.
Kaoutar Harchi souligne que le « spécisme« , cette croyance en la supériorité de l’humain sur les autres espèces, est en réalité un système de pensée qui « fragmente l’humanité elle-même ». Il établit une frontière entre ceux qui sont considérés comme « pleinement humains » et ceux qui, par leur genre, leur classe ou leur race, sont exclus de cette définition de l’humain et ravalés au rang de l’animal. Ainsi, femmes, prolétaires, et minorités raciales sont tous victimes d’un processus similaire à celui appliqué aux animaux.
Intersectionnalité et convergences des luttes
L’essai de Kaoutar Harchi s’inscrit dans une démarche « intersectionnelle« , cherchant à relier différentes formes de luttes sociales en montrant leurs racines communes. Pour elle, il ne suffit pas de combattre les oppressions humaines d’un côté et de défendre les droits des animaux de l’autre : ces luttes doivent être pensées ensemble, car elles s’alimentent mutuellement.
Dans ce sens, elle revendique un « antispécisme politique« , qui prend en compte les injustices liées au genre, à la race et à la classe sociale. Elle rejette l’idée d’un antispécisme qui serait aveugle aux autres formes de domination, dénonçant notamment un certain antispécisme « blanc » qui n’a pas pris en compte l’histoire de l’animalisation subie par les populations colonisées. Le slogan « Nous sommes tous des animaux », bien que porteur d’un message d’égalité, est vu sous un autre jour par ceux qui ont subi dans leur chair cette réduction à l’animalité.
Kaoutar Harchi appelle à une « réflexion collective » sur ces questions, en insistant sur la nécessité de bâtir des « ponts » entre les mouvements « antiracistes, anticapitalistes, féministes et antispécistes ». Elle montre que ces luttes ont déjà été liées dans l’histoire, et que cette convergence a été oubliée avec le temps. Par exemple, elle exhume la figure de Marie Huot, une militante anarchiste du XIXe siècle qui s’est battue pour les droits des animaux tout en luttant contre l’oppression des femmes et des ouvriers, ou encore celle des « suffragettes britanniques », qui défendaient à la fois le droit de vote des femmes et la cause végétarienne.
Une forme hybride : essai théorique et récit autobiographique
La force de « Ainsi l’animal et nous » réside dans la forme « hybride » choisie par Harchi. Loin d’un simple essai théorique, elle y mêle des éléments autobiographiques et narratifs, créant un texte à la fois personnel et analytique. Cette démarche reflète son ambition de « politiser l’animalité« , tout en échappant au cadre strict du discours philosophique moraliste. Kaoutar Harchi croit au « pouvoir de la narration » pour sensibiliser et faire émerger des connexions nouvelles entre les luttes.
Cette hybridité permet au lecteur de s’engager à la fois intellectuellement et émotionnellement avec les enjeux soulevés. Le texte n’est pas seulement un exposé d’idées mais aussi un témoignage vivant de l’impact de l’animalisation sur les existences humaines et animales.
Une voix singulière dans le débat sur la question animale
Bien que les travaux sur la question animale se soient multipliés ces dernières années, Kaoutar Harchi apporte une « voix nouvelle et singulière » dans ce débat. Contrairement à d’autres auteurs majeurs de ce domaine, comme Donna Haraway ou Vinciane Despret, elle aborde la question animale à partir de sa propre trajectoire, ancrée dans une réflexion sur la « racialisation » et les « discriminations ». Ce positionnement unique enrichit la réflexion contemporaine en y apportant un angle de vue rarement exploré.
Kaoutar Harchi se distingue aussi par sa capacité à utiliser la littérature comme un « outil d’intervention politique ». Elle mise sur le pouvoir des récits pour créer des « rencontres » entre des mouvements souvent opposés ou divisés. Son appel à « faire exister sur son front à soi les autres luttes » résonne comme une invitation à repenser nos engagements militants, en tenant compte de la complexité et de l’interdépendance des injustices.
« Ainsi l’animal et nous » est un essai ambitieux qui pose des questions fondamentales sur la manière dont nous concevons la « violence, l’altérité et la justice ». En examinant de manière critique les rapports que nous entretenons avec les animaux, Kaoutar Harchi nous pousse à repenser nos schémas de domination et à envisager de nouvelles convergences pour un monde plus juste.