par Thierry Michalon
L’œuvre politique du député Aimé Césaire restera pour la postérité marquée par le rôle-clé qui fut le sien dans la transformation, par la loi du 19 mars 1946, des « vieilles colonies » en départements. Rapporteur de la proposition de loi, il plaida avec vigueur pour que la République prenne acte de l’assimilation culturelle de ces populations à la Nation française, qu’il présentait comme réalisée, et leur étende désormais ses lois, non applicables aux colonies. Mais il ne tarda pas à découvrir et à déplorer les effets de l’application des lois sur la culture de ces peuples, et à regretter cette départementalisation – comme s’il avait pris conscience trop tard de l’impact socio-culturel du droit – au profit d’une vigoureuse revendication d’autonomie…qu’il mit en veilleuse au lendemain de la victoire de la gauche aux élections de 1981.
L’expansion coloniale française se fit, on le sait, en deux phases historiques distinctes, au XVIIème puis au XIXème siècle. Lorsque s’amorça la seconde de ces phases, seuls ne subsistaient sous souveraineté française – le Canada, l’immense Louisiane, la partie ouest de Saint-Domingue (qui produisait à la veille de la Révolution les trois-quarts du sucre du monde et faisait la fortune des ports français) notamment, ayant du être abandonnés – que quelques-uns des territoires ayant constitué le premier empire colonial : la Martinique, la Guadeloupe et ses dépendances, la Guyane, Saint-Pierre-et-Miquelon, la Réunion, Saint-Louis et Gorée au Sénégal, enfin les « comptoirs » de l’Inde. Qualifiés de « vieilles colonies », ces territoires se réclamèrent alors, au sein du nouvel empire colonial en formation, de l’ancienneté de leur rattachement à la France et demandèrent à être placés sous un régime reflétant l’antériorité de leur appartenance à l’ensemble français. L’érection des quatre plus importants d’entre-eux en départements par la loi du 19 mars 1946 fut donc présentée comme concrétisant leur intégration à la Nation.
LA DEPARTEMENTALISATION, CONCRETISATION DE L’INTEGRATION NATIONALE.
Ce fut le Second Empire qui formula, de manière complète et cohérente, par le sénatus-consulte du 3 mai 1854, le régime juridique applicable aux colonies. Il est de coutume de se référer à ce régime comme étant celui de la « spécialité législative », expression résumant le principe selon lequel les colonies ne devaient pas être régies par les lois ordinaires, constituant le « droit commun » car adoptées en fonction des conditions présentes dans l’Hexagone, mais par des textes spéciaux, tenant compte des conditions particulières caractérisant chacune d’elles, textes adoptés non pas par le législateur mais par l’Empereur sous forme de décrets : « spécialité législative » signifiait alors « régime des décrets ». Il faut toutefois savoir que ce sénatus-consulte établissait, pour la Martinique, la Guadeloupe et la Réunion, un régime de faveur, en conférant à leur « Conseil général » le droit de voter les impôts locaux et en prévoyant, dans certains domaines, l’application des lois.
Ces trois « vieilles colonies » bénéficiaient donc dès la deuxième moitié du XIXème siècle d’une considération particulière, traduisant l’image qu’elles donnaient d’elles-mêmes au sein de la République, celle de populations en cours d’assimilation à la Nation. Leurs Conseils généraux demandèrent d’ailleurs le statut départemental dès 1874 (Martinique), 1881 (Guadeloupe), et 1882 (Réunion).
L’intégration de leurs populations à la Nation s’effectuait d’ailleurs bel et bien, notamment sous l’influence combinée du gendarme, de l’instituteur, et du prêtre. Le premier offrait aux citoyens « l’obéissance à la loi comme nécessité consubstantielle à l’ordre social et assurance d’une insertion reconnue dans le système et protégée par lui ». Le second intègrait les citoyens « dans un ordre leur permettant, socialement, économiquement, intellectuellement, de conquérir ce « plus » refusé à leurs ancêtres, et qui (les réhabiliterait) à leurs propres yeux ». Le troisième enfin, délivrait l’individu, « non seulement des passions attentatoires à son salut, mais aussi de tout ce qui pourrait subsister en lui (…) de paganisme et d’animisme ».1
Ce processus d’intégration des « vieilles colonies » à la Nation française trouva sa traduction dans le dépôt par cinq de leurs parlementaires – la plupart, dont Césaire, membres du Parti communiste – les 17 janvier et 12 février 1946, de propositions de loi tendant à faire accéder ces territoires au statut de départements français. Ces propositions furent fusionnées en une seule, dont l’exposé des motifs affirmait sans ambages qu’il s’agissait de conclure « le double processus, historique et culturel, qui depuis 1635 a tendu à effacer toute différence importante de mœurs et de civilisation entre les habitants de la France et ceux de ces territoires, et à faire que l’avenir de ceux-ci ne peut plus se concevoir que dans une incorporation toujours plus étroite à la vie métropolitaine », car « la Martinique et la Guadeloupe, qui relèvent des mêmes lois civiles, pénales, commerciales et militaires que la France métropolitaine sont désormais dignes de bénéficier d’un statut définitif, plus conforme aux principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité (…) ». Et le rapporteur de la proposition de loi, Aimé Césaire, s’exclamera devant l’Assemblée : « la Martinique et la Guadeloupe (…) depuis trois siècles (…) n’ont cessé de s’inclure davantage dans la civilisation de la mère patrie » ; « quant à ceux qui s’inquiéteraient de l’avenir culturel des populations assimilées, peut-être pourrions-nous nous risquer à leur faire remarquer qu’après tout ce qu’on appelle assimilation est une des formes normales de la médiation dans l’histoire et que n’ont pas trop mal réussi, dans le domaine de la civilisation, ces Gaulois à qui l’empereur romain Caracalla ouvrit jadis toutes grandes les portes de la cité romaine. »2
Demandé, donc, afin d’obtenir la traduction dans les institutions comme dans les règles de droit applicables localement d’une assimilation culturelle présentée comme réalisée, le basculement des « vieilles colonies » dans la catégorie des départements obéissait en fait à des motivations très concrètes : obtenir l’application à ces populations de l’ensemble des lois sociales en vigueur et en préparation dans l’Hexagone. Aimé Césaire, rapporteur du projet de loi, le reconnut ultérieurement : « Nous croyions, mon Dieu, à la légère, que cette assimilation ne tirait pas tellement à conséquence et que, de toute manière, c’était le meilleur moyen d’améliorer rapidement le sort du peuple. On s’est dit : en France, il y a un tas de lois sociales qui sont très bien, nous n’avons aucune législation sociale, nous devenons département français donc d’un seul coup nous rattrapons le retard et on nous applique toutes les lois sociales que les Français ont conquises en cinquante ans. »3 Le parti communiste de la Martinique, dont A. Césaire était alors membre, le reconnut aussi clairement : « Il est apparu à notre parti que l’assimilation était le moyen pratique le plus efficace d’arracher en faveur de la classe ouvrière toute une législation sociale et d’associer notre pays aux perspectives d’accès au socialisme qui se dessinaient alors en France. »4
De fait, les « vieilles colonies » connaissaient de considérables inégalités sociales, où la misère des masses populaires côtoyait l’opulence et l’arrogance des grandes familles coloniales, et le principe de la spécialité législative – les lois et décrets adoptés à Paris n’étant en principe pas applicables dans les colonies – avait tenu ces pays à l’écart de l’application des mesures de protection sociale adoptées dans l’entre-deux guerres, notamment par le Front populaire.5 Selon les termes même d’A. Césaire devant l’Assemblée, l’assimilation juridique demandée – au nom, on l’a vu, d’une assimilation culturelle présentée comme réalisée – avait comme but l’estompement de ces inégalités d’essence coloniale : « Ce dont il s’agit aujourd’hui c’est, par une loi d’assimilation, mieux d’égalisation, de libérer près d’un million d’hommes de couleur d’une des formes modernes de l’assujettissement. » Assimilation signifiait donc à ses yeux application de la législation économique et sociale progressiste de la métropole, donc « égalisation, et non dilution identitaire ».6
LA DEPARTEMENTALISATION, SOURCE D’HUMILIATION ET FACTEUR D’ACCULTURATION
Sur l’insistance du Gouvernement, réticent devant la perspective – coûteuse pour le budget de la Nation comme pour les grandes familles coloniales – d’une extension des lois sociales aux nouveaux départements, la loi du 19 mars 1946 les maintenait sous le régime juridique colonial de la « spécialité ». Ce fut, quelques mois plus tard, la Constitution de la IVème République qui, dans son article 73, affirma enfin, conformément aux vœux des initiateurs de la départementalisation : « Le régime législatif des départements d’outre-mer est le même que celui des départements métropolitains, sauf exceptions déterminées par la loi. » Néanmoins les décrets d’application des lois sociales se firent attendre des années, suscitant une immense déception et une grande amertume : « nous avons reçu les premiers CRS avant de voir la première application de la Sécurité sociale ! »7
Devant une telle discrimination, Aimé Césaire prit dès 1956 ses distances avec l’idéologie assimilationniste qu’il avait lui-même exprimée dix ans plus tôt, et dénonça dès lors le « malentendu profond entre la France et nous » qu’avait recouvert, à ses yeux, la notion d’assimilation : « quand on disait « assimilation », en France on pensait « aliénation », « francisation », « centralisation », et quand les Martiniquais disaient « assimilation » ils pensaient à « justice sociale » et à « égalité » ». Ses doutes, voire ses regrets, ne tardèrent pas à céder la place à l’affirmation plus radicale d’une identité nationale propre des peuples de ces jeunes départements. « S’il est vrai qu’une nation est une communauté déterminée d’individus vivant sur un même territoire, une communauté formant un tout économique, psychique et culturel parfaitement différent de tous les autres, on voit mal au nom de quoi on pourrait refuser à la Martinique et à la Guadeloupe la qualité de Nation. (…) Etant Nation, la Martinique a comme toutes les nations le droit de disposer librement d’elle-même », notamment sous la forme d’une région autonome membre d’une République française devenue fédérale.8 Et le parti qu’il créa deux ans après sa rupture de 1956 avec le PCF, le Parti progressiste martiniquais, diffusa dès lors un mot d’ordre d’autonomie, notamment lors de la « Convention pour l’autonomie » qui réunit en 1971 en Martinique des représentants des mouvances autonomistes des quatre D.O.M., dont l’une des motions finales affirma : « les peuples des quatre territoires de la Réunion, de la Guyane, de la Guadeloupe, de la Martinique constituent, par leur cadre géographique, leur développement historique, leurs composantes ethniques, leur culture, leurs intérêts économiques, des entités nationales (…) qui doivent être constituées dans le cadre juridique d’un État autonome. »9
L’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République en 1981 puis la victoire massive aux législatives d’un PS porteur d’un audacieux projet décentralisateur incitèrent finalement Aimé Césaire à proclamer un moratoire de cette revendication autonomiste, moratoire sur lequel il n’est jamais, depuis, clairement revenu. Quant à la perspective d’une accession à l’indépendance – brandie par plusieurs mouvements locaux surfant efficacement sur le ressentiment diffus présent dans les esprits, au point de diriger depuis 1998 le Conseil régional de la Martinique – Césaire l’a clairement écartée : « croyez-moi, rien n’est pire que retrouver dans l’indépendance les problèmes de la dépendance. »10
Mais il tirait ces dernières années un bilan négatif – sur le plan culturel, identitaire – de l’application quasi-automatique dans les DOM des lois et décrets : « ça nous a complètement perturbés » 11. Et il affirmait en même temps l’assimilation impossible : « je suis nègre : comment la Martinique peut-elle être département français à part entière ? »
En d’autres termes, l’homme politique Césaire a, à la fin de sa carrière, reconnu avoir largement sous-estimé, en 1946, l’impact d’un changement des règles de droit sur la vision du monde que se font les hommes, donc sur leur culture : que l’application des lois à la société martiniquaise ait entraîné un bouleversement de sa culture en provoquant un bouleversement de son mode de vie fut pour lui un traumatisme et suscita sa révolte. Prises en tenaille entre leurs rêves d’émancipation et la sécurité due à l’assimilation, toutes les sociétés de l’outre-mer français vivent d’ailleurs cette impasse dans le même déchirement, dans la même amertume.12
SANS DEPARTEMENTALISATION, COMMENT AURAIENT EVOLUE LES « VIEILLES COLONIES » ?
Si la loi du 19 mars 1946 n’avait pas vu le jour, les « vieilles colonies » comme la Martinique seraient devenues, en même temps que les colonies plus récentes, des Territoires d’outre-mer de la République, de par la Constitution du 27 octobre 1946. Le gouverneur y aurait cédé la place au « chef de territoire », le mode de désignation du Conseil général aurait fait une plus large part à l’élection, mais le régime juridique serait demeuré celui de la spécialité législative, les lois et décrets ordinaires n’y demeurant pas en principe applicables. Notamment, la fiscalité en vigueur dans les départements ne leur aurait pas été étendue, et il n’y existerait peut-être toujours aucun impôt sur le revenu, leurs ressources provenant largement de l’octroi de mer, dont les taux seraient probablement plus élevés, le niveau des prix étant dès lors lui-même plus élevé. De même, le système de protection sociale national n’aurait pas été étendu, et ce ne serait que tardivement, au prix de dures luttes sociales, qu’aurait été élaboré un système local, plus rudimentaire.
Un décret pris en 1957 en application de la loi-cadre Defferre du 23 juin 1956, aurait probablement, à l’instar de ce qui se passa dans certains Territoires d’outre-mer comme la Nouvelle-Calédonie, institué à côté du Conseil général un « Conseil de gouvernement », exécutif collègial composé de « ministres » désignés par le Conseil général et responsables devant lui, chargés chacun d’un secteur administratif et de la gestion de certains services publics, et conféré à ces organes des attributions plus larges que celles dont jouissaient les départements.
Le référendum du 28 septembre 1958 pour l’adoption de la Constitution de la Vème République aurait permis au corps électoral de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Guyane et de la Réunion, demeurées Territoires d’outre-mer, de choisir éventuellement l’indépendance immédiate, comme le fit la Guinée. Si la Constitution avait, au contraire, été adoptée, leur assemblée aurait alors pu, dans un délai de quatre mois, opter soit pour le maintien du statut de territoire d’outre-mer soit pour un statut de république autonome membre de la Communauté, sorte de fédération asymétrique dirigée par la République française. Très vite alors, des statuts adoptés au début des années soixante auraient probablement doté ces territoires, comme le furent plusieurs TOM, d’un régime d’autonomie qui aurait été, au fil des années, approfondi, le Haut-Commissaire et les autres représentants de l’Etat perdant de plus en plus de pouvoirs au profit des élus locaux. Mais cet effacement de la République et du rôle de médiateur qu’elle joue dans les relations sociales locales aurait eu pour effet de laisser le champ libre à de considérables tensions inter-communautaires, et d’y permettre, comme l’a remarqué Edgar Pisani pour la Nouvelle-Calédonie « la domination d’une communauté dépositaire du pouvoir politique et du pouvoir économique à la fois. »…
Schoelcher, Martinique, le 24 avril 2008
Thierry Michalon
Maître de conférences, Université des Antilles et de la Guyane
Centre de Recherche sur les Pouvoirs locaux dans la Caraïbe, UMR CNRS 8053
1 SUVELOR R., Les vecteurs de l’intégration : le gendarme, l’instituteur et le prêtre. In FORTIER J.-Cl. (dir.), Questions sur l’administration des D.O.M., Economica/P.U.A.M., 1989 ; p. 273 et s.
2 JO Débats, Assemblée Constituante, 12 mars 1946, pp. 660 et s. Pour une réflexion détaillée sur la loi de départementalisation, se reporter à JOS E., La loi du 19 mars 1946 : une lecture rétrospective. In MARION G. (dir.), Mélanges en hommage à Bernard Vonglis, L’Harmattan, 2000, p.175 et s.
3 CESAIRE A., cité par WILLIAM J.-CL., Aimé Césaire : les contrariétés de la conscience nationale. In CONSTANT F., et DANIEL J. (dir.), 1946-1966. Cinquante ans de départementalisation outre-mer. L’Harmattan 1997, p. 320
4 Extrait d’Action, revue théorique et politique du Parti communiste martiniquais. Fort-de-France, 1966. Cité par WILLIAM J.-CL., ibidem, p.318.
5 MICLO F. , Le régime législatif des départements d’outre-mer et l’unité de la République, Economica, 1982,. p.55
7 Aimé CESAIRE, propos recueillis par R. Rabathaly en mars 1986, repris dans France-Antilles, numéro spécial publié à l’occasion du décès de Césaire, avril 2008, p.16
8 CESAIRE A., Allocution pour le dixième anniversaire du Parti progressiste martiniquais, Fort-de-France, le 22 mars 1968. Cité par WILLIAM J.-Cl., op. cit. p. 330 à 332.
12 Lire MICHALON Th. (dir.), Entre assimilation et émancipation, l’outre-mer français dans l’impasse ? Les Perséides, 2006, 520 p.
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