—Par Kenjah —
Face à la nécessité de changer de logiciel social, face aux défis de la mondialisation, du réchauffement climatique et des migrations de la misère, la France se réfugie dans un nationalisme ethnique annonciateur d’un retour vers le futur des crispations qui ont jalonné l’histoire du XXème siècle. La montée du Front National de Marine Le Pen en est l’indice le plus flagrant, Marseille et la Région PACA le laboratoire le plus pertinent. Pour l’heure, nous n’en sommes qu’aux prémices symboliques, mais le réveil sera dur pour ceux qui croient encore que le principe de laïcité protège leur droit à la différence dans la République. Car il faut le répéter, la conception laïque du FN est une conception ethnique, excluante et exclusive : parmi les Français non originaires d’Europe, seuls ceux qui acceptent de renier leur culture, de s’aliéner et de s’assimiler à la francité gallo-romaine, auront droit de cité. Stéphane Ravier, sénateur-maire FN du 14ème arrondissement de Marseille depuis quelques mois, vient d’en donner une énième illustration. Aimé Césaire, symbole parmi les symboles d’une autre conception de la France, en est le prétexte.
En 2011, anticipant le centenaire de la naissance du leader martiniquais, le Comité Mam’Ega – implanté sur les quartiers nord de Marseille et le fameux 14ème arrondissement – prend l’initiative de créer un « Collectif Marseillais pour le centenaire d’Aimé Césaire » . Son principal objectif était, notamment, d’inscrire cette initiative dans le cadre exceptionnel des événements liés à « Marseille 2013, Capitale Européenne de la Culture » . Malgré tous ses efforts et la richesse de ses propositions, le Collectif échoua à faire prendre en compte son projet, parmi les centaines de manifestations bénéficiant de ce label.
Un cafouillage qui en dit long…
En désespoir de cause, le Collectif proposa à l’édilité marseillaise le principe d’attribuer le nom d’Aimé Césaire à une rue de la ville. En décembre 2013, le conseil municipal de secteur (13ème/ 14ème) votait la décision qui actait ce principe. Décision prise à l’unanimité moins une voix : celle de l’opposant FN Stéphane Ravier, devenu depuis maire du secteur. En dépit de ces aléas électoraux, la cérémonie de nomination fut officiellement annoncée pour le 5 décembre 2014, en présence de Mmes George Pau-Langevin, ministre des Outre-mers, et Sophie Elizeon, déléguée interministérielle à l’égalité des chances des Français d’outre-mer. Jusqu’à ce qu’on réalise que la rue retenue pour porter une telle symbolique n’était qu’une… impasse. En contact avec le Collectif, la ministre décida de surseoir à sa présence, au motif justifié « qu’une telle affectation était indigne de la stature d’un Aimé Césaire » . La cérémonie fut « reportée » sine die, les uns et les autres se renvoyant la balle et le cabinet de la ministre précisant que seul son agenda empêchait sa présence à Marseille.
Ce cafouillage, qui en dit long sur la place des ultramarins dans la société française, fut largement commenté par la presse locale. Interrogé par le journal La Marseillaise, Stéphane Ravier (dont la mère fut naturalisée française à l’âge de 15 ans) fit une déclaration dont il nous faut commenter deux extraits : « On ne peut pas porter deux drapeaux sur les mêmes épaules, ne serait-ce que par loyauté… Le Martiniquais sera toujours prioritaire sur le Suédois parce que je n’ai pas une conception racialiste mais nationale. » Tout y est. Tout et son contraire. Dans la même phrase, il affirme le principe national (qui refuse de considérer tout particularisme) et désigne « le Martiniquais » comme une identité distincte (qu’il inscrit dans la nation française, à la manière d’un… Césaire). Mais alors, qu’est-ce qui lui permet de distinguer le Martiniquais ? Son lieu de naissance ? Quid de ceux qui sont nés en France et qui se reconnaissent comme tels (et j’en suis) ? Comment définit-il la réalité du fait martiniquais ? Pourquoi distinguer un Martiniquais d’un Suédois, sinon – à l’évidence – pour opposer les apparences du Nègre et du blond aryen ? Faudra-t-il débaptiser rue et station de métro Désirée Clary, marseillaise devenue reine de Suède ?
Nous prévenir des exclusions
Mais l’opinion de Ravier sur Aimé Césaire mérite qu’on s’y arrête : « Il a été un homme politique de premier plan, très engagé contre la France. Très axé contre la décolonisation (sic). Il a rejeté notre œuvre et préféré défendre la négritude. » Rappelons que Césaire continue à être vilipendé par les indépendantistes antillais pour avoir rejeté la voie d’un État-nation et inscrit le destin de la Martinique dans le cadre français. Mais de cela le FN n’a cure. Seule compte pour ce parti la manière d’être Français : à savoir, cracher sur sa propre histoire, renier toute différence, rogner toute spécificité. Un bon Français est un Européen ou un Nègre honteux (voire un Harki). On ne saurait être Français et dénoncer le crime contre l’humanité que fut l’esclavage ; un Français ne saurait être fier de ses origines africaines et créoles ; un Français ne saurait dénoncer la colonialité qui (via le sentiment nationaliste de supériorité culturelle) persiste au sein de l’État et de la société française. Bref, pour ces gens-là, Aimé Césaire – le premier des Martiniquais – n’était pas vraiment un Français : il ne valait pas mieux qu’un Suédois. A quand une rue Mayotte Capécia (1) à Marseille ? Les péripéties de ce cafouillage lamentable sont révélatrices d’une médiocrité intellectuelle qui doit nous prévenir de toutes les exclusions à venir, au moment où le FN s’apprête à conquérir la Région PACA (puis la présidence de la République ?). Elles renforcent notre ancrage dans la pensée et le combat d’Aimé Césaire pour un humanisme rénové, à la lumière de la violence coloniale qui nous fut imposée quatre siècles durant. De cette violence ethnique, dont Ravier et le FN entretiennent l’inavouable nostalgie. Jusqu’à ramener la France, et les Français amnésiques, dans les impasses meurtrières qui firent les malheurs de l’Europe et du monde durant le siècle passé. A ceux-là notre poète avait répondu : « Le Nègre vous emmerde! »
Kenjah
(1) Mayotte Capecia publia en 1948 un roman autobiographique, je suis Martiniquaise, faisant l’apologie de l’assimilation. Frantz Fanon en a fait une figure de l’aliénation antillaise.
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