— Par Roland Sabra —
Bérard Bourdon met en scène « Agoulouland »
« La frontière du talent ne recouvre pas celle qui sépare comédien professionnel et comédien amateur ».
Il a fait ses premières armes en France, puis il est vite rentré au pays , comme assistant de Michel Philippe, chargé de mission du Ministère de la Culture dans le cadre de ce qui allait devenir le CMAC. Il retrouve alors, une bande de copains ayant la même volonté de s’adresser au public martiniquais. L’important étant moins le message que son destinataire, ils vont dans un esprit d’ouverture, monter des textes d’auteurs martiniquais comme Georges Mauvois, Jeff Florentiny, mais aussi européens.
Il présente aujourd’hui une pièce en créole « Agoulouland » que lui a proposé Daniel Boukman. Le personnage est chaleureux, ouvert, il reçoit facilement, entre deux répétitions.
Roland Sabra : Pourquoi monter « Agoulouland » aujourd’hui en Martinique?
Bérard.Bourdon . : Pour quelles raisons? Et bien ce matin même, fait exceptionnel, j’avais allumé la T.V et on annonçait que l’obésité gagnait en Martinique! « Agoulouland » pose le problème de la surconsommation dans laquelle la majorité des martiniquais est tombée les yeux fermés avec son cortège de maladies somatiques, diabète, maladies cardio-vasculaires etc. mais aussi et c’est peut-être le plus important, avec une dimension d’aliénation qui valorise systématiquement les produits importés et déclasse tout aussi systématiquement les rares produits locaux qui subsistent. Je vous rassure il ne s’agit pas d’une pièce à thèse, tout cela est traité avec un ton ironique- amer et sur un mode qui se rapproche de la bande dessinée. Avec la troupe nous avons délibérément forcé ce trait en versant joyeusement du côté de la satire sociale en espérant que le public voudra bien s’amuser avec nous, de nos travers.
R.S. Combien de personnages ? :
B.B. Et bien nous avons dû resserrer. Dans le texte de D. Boukman il y a beaucoup de personnages. Nous nous sommes limités à huit personnages sur scène, avec trois personnages principaux, le Métafé qui est le conteur, le sage, celui « qui a le regard », et puis le couple « Agoulou ». Autour de ces trois là tournent les représentants des instances de pouvoir présentes en Martinique dont celle, et ce n’est pas la moindre, du pouvoir colonial.
R.S. Qu’attendez-vous d’un comédien?
B.B. : Beaucoup de choses! (rires). J’attends déjà qu’il ait une certaine sensibilité, mais aussi qu’il puisse avoir un corps très souple et très disponible ce qui n’est pas évident, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Il faut aussi qu’il soit à l’écoute des autres comédiens, mais aussi du metteur en scène et d’une façon plus générale à l’écoute de ce qui se passe sur le plateau et autour du plateau.
R.S. : Dans votre parti pris de mise-en scène n’y-a-t-il pas pour les comédiens un risque de sur-jeu ?
B.B. : C’est sûr que c’est le gros problème d’arriver à trouver le ton juste que cela demande un travail de précision, de justesse pour éviter les glissements. On a mis l’accent sur le jeu des comédiens, d’où la nécessaire souplesse dont je parlais à l’instant, mais aussi leur capacité à utiliser l’espace. Le texte est un support qu’il faut malaxer, pétrir, pour se laisser aller dedans, et c’est aux comédiens d’avoir la capacité d’être très présents, comme vous le disiez.
R.S. : Avez vous été aidé pour monter ce spectacle?
B.B. : Nous avons demandé l’aide de la Région et l’aide du Conseil Général. A de nombreuses reprises nous avons sollicité l’aide de la DRAC, mais lors d’un dernier entretien, la responsable nous a clairement dit qu’il n’était pas question d’aider les troupes « amateures » . Il y a un gros débat en ce moment en Martinique autour du statut des troupes : amateur ou professionnel? Ce genre de débat me fatigue! Qu’un comédien martiniquais vienne me dire qu’au jour d’aujourd’hui qu’il vit à temps plein de son métier! S’il y en a un qu’il vienne me le dire, qu’il se montre parce que je n’en connais pas. Les comédiens ici sont obligés de partir à l’extérieur, et à l’extérieur ils n’ont pas plus de boulot qu’ici. Ce pseudo débat amateur/professionnel ce n’est que des cancans, des couillonnades qui d’ailleurs ne datent pas de la DRAC actuelle. Je me souviens il y a plusieurs années de cela, je montais un spectacle de Vincent Placoly avec trois comédiens, qui avaient un autre emploi, tout simplement pour pouvoir vivre C’était l’époque du T.S.N., Théâtre de la Soif Nouvelle. Et là un metteur en scène africain, devenu Prix Nobel dont le nom m’échappe à l’instant..
R.S. : Soyinka?
B.B. : Oui, c’est ça Wolé Soyinka ! Dés son arrivée, il vient voir, sans prévenir le spectacle que je montais et choisit deux comédiens de la pièce. La frontière du talent ne se superpose pas à celle qui sépare comédien professionnel et comédien amateur.
Nous avons donc renoncé à demander des subventions à la DRAC. Nous sommes une trop petite compagnie, sans administrateur sans les moyens d’une troupe nationale. Nous faisons avec les moyens du bord! Nous montons nous-mêmes nos dossiers et si c’est pour s’entendre dire que nous n’entrons pas dans les cadres institutionnels définis à Paris alors non merci!
J’estime que s’il y a encore du théâtre en Martinique c’est parce que des comédiens ont pu survivre en exerçant d’autres métiers. Ce sont des gens qui ont creusé des sillons, qui sont allés dans les campagnes, dans les mornes semer, pour que vive le théâtre.
Nous demandons des aides, on nous les accorde, tant mieux. On nous les refuse tant pis, nous poursuivrons notre bonhomme de chemin. Cela fait trente ans que nous existons. Entre temps bien d’autres troupes sont nées et bien d’autres hélas ont disparu.
R.S. : Il faudra revenir d’ici peu sur les réels problèmes de financement des troupes en Martinique, mais n’y a-t-il pas aussi un problème de salle?
B.B. : C’est sûr! Quand on travaille sur un spectacle, comment aller le présenter en commune? Ici, à l’Atrium, les conditions de travail sont vraiment bonnes, mais dès que l’on quitte Fort-de-France ça n’a plus rien à voir. Les espaces quand espace il y a , parce que souvent on prend ce qu’il y a, une cantine, une salle paroissiale que l’on tente d’aménager, ne permettent pas toujours de présenter notre spectacle, par exemple quelques fois on ne peut même pas monter un éclairage, et bien plutôt que de dénaturer notre travail il nous faut renoncer. Et c’est un crève-cœur parce que c’est quelque chose de très important pour nous que de ne pas réserver au seul public foyalais la possibilité d’aller au théâtre.
R.S.
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« Agoulouland » : vieilles lunes et vieilles dentelles
A propos de l’ »aliénation » par la consommation ou les
limites du théâtre militant
Nous devrions le savoir, depuis le temps! Dans la consommation l’individu ne satisfait jamais un manque (contrairement au mythe récurrent) il échange des signes. « On jouit seul mais la consommation, elle, n’est jamais solitaire, c’est un système de communication, elle implique toujours le regard et l’évaluation des autres. Elle brasse des standards et des représentations collectives. La réorganisation des besoins en signes est la façon dont la société entière communique et se parle. » Jean Baudrillard.
La consommation est un procès de production de signes qui en eux-mêmes ne signifient rien mais qui dans leur articulation finissent par faire discours. Discours des objets qui comme tout discours a ses balbutiements, ses ratés, son emphase et ses lapsus, ses fautes de goût, si l’on préfère. Discours qui dit quelle place on occupe dans la construction du mythe qu’elle représente. Représente au sens fort du mot puisqu’il s’agit de dire à la place d’ego et qui dit ce qu’est ego. Le concept freudien qui s’en approche le plus est sans doute celui de représentant-représentation que Freud utilise à propos du rapport de la pulsion avec son représentant et que l’on peut entendre comme inscription d’un signe, d’un signifiant. La fonction de ce discours est classifiante (Cette voiture? Elle est classe!), elle assigne à une place elle-même déterminée par l’ensemble des autres discours tenus dans la sphère des échanges, par les autres protagonistes. « Dis-moi ce que tu consommes , je te dirai qui tu es ». A la fois signe d’appartenance et de différenciation sociales généralisées, elle génère un jeu de nuances, de mimétismes dont les infinies variations participent au système d’intégration et de contrôle social. Production généralisée de différences sur le registre du même, elle phagocyte ce qui peut rester du désir de révolution réduit aux révolutions de la mode.
L’erreur de Boukman dans « Agoulouland » est de reprendre à son compte les vieilles lunes d’une dénonciation de la consommation comme aliénation résultant d’un asservissement des individus aux objets, présentés comme des extériorités, dont il serait naturellement possible de se débarrasser. On peut s’interroger sur le non-dit d’une telle position : le retour à plus de misère ne serait-il pas le moyen d’inciter à la révolte? Y-aurait-il une indexation de la dignité sur la pauvreté? La Martinique antan lontan comme perspective d’avenir ! Le système ne peut que se réjouir d’un tel positionnement qui fait l’impasse sur les conditions réelles et d’une redoutable efficacité, de reproduction de la société qui tournent autour de l’intériorisation inconsciente d’un code et ce, dès la socialisation primaire, condition sine qua non de participation à ces nouveaux jeux du cirque. Comme l’écrit Galbraith, Prix Nobel d’Economie :« L’individu sert le système industriel non pas en lui apportant ses économie et en lui fournissant son capital, mais en consommant ses produits. Il n’y a d’ailleurs aucune autre activité religieuse, politique ou morale à laquelle on le prépare de manière aussi complète, aussi savante et aussi coûteuse » .
Dès lors la dénonciation moralisante de la consommation est partie intégrante du discours de la consommation, thèse et anti-thèse, Janus biface, Dieu du commencement, elle est constitutive du mythe. La surréification de l’objet participe à sa diabolisation, contre-chant nécessaire, mélodie contrapuntique.
Jean Baudrillard précise dans « La société de consommation » : «… nous dirons que ce contre-discours, n’instituant aucune distance réelle, est aussi immanent à la société de consommation que n’importe lequel de ses autres aspects. Ce discours négatif est la résidence secondaire de l’intellectuel. Comme la société du Moyen Age s’équilibrait sur Dieu et sur le Diable, ainsi la nôtre s’équilibre sur la consommation et sa dénonciation. »
La lecture de la pièce se trouve hypothéquée par cette méconnaissance radicale des dimensions économiques et surtout sociologiques de la consommation au XXIème siècle. La mise en scène illustre bien involontairement l’intime unité du chant et du contre-chant, de la consommation et de sa critique. L’idéal est figuré par une scène champêtre entre rousseauisme et retour à la terre pétainiste, où Mr et Mme Ti Sonson filent la parfaite entente dans une totale harmonie avec la Nature non encore « dénaturée ». Tout n’est que guirlande de fleurs et chants joyeux. Hymne à la Martinique d’avant, celle des vraies valeurs, cultivées par des paysans en noirs pyjamas, (évocation inconsciente des masses paysannes du Kampuchéa « démocratique » de Pol Pot?) dont la seule concession au Progrès est le maniement d’une houe. Voilà où sont les bons. Les mauvais eux sont en cage, comme au zoo. D’ailleurs on leur lance, à partir d’un caddie de supermarché des produits de consommation courante comme des cacahuètes à des singes emprisonnés ce qui ne manque pas de déclencher des bagarres. Le simplisme de la thèse est confondant, le mépris qu’elle contient révoltant, le manichéisme de son exposition insultant : le pouvoir colonial ne tiendrait les Martiniquais que par le ventre.
On atteint vite les limites du théâtre d’intervention qui connut ses heures de gloire au début des années soixante-dix, théâtre qui consiste à élaborer un scénario qui illustre une lutte et/ou soutient une démonstration didactique, avec adresses au public, interventions dans la salle, mise en évidence du message par le conteur, le métafé en l’occurrence, pour ceux qui n’auraient pas compris. Daniel Boukman est un militant engagé qui force le respect, c’est un homme qui est allé plus d’une fois au bout de ses engagements et c’est à son honneur, cela ne lui donne pas pour autant qualité d’auteur de théâtre. Son goût pour le théâtre est assujetti à sa passion politique. L’art de la scène n’est en aucun cas chez lui une fin en soi mais un moyen au service d’une cause. Et le théâtre le sait bien, lui qui se venge de cette instrumentalisation.
Et les comédiens? Et bien ils font ce qu’ils peuvent ! Visiblement Bérard Bourdon a lu la pièce, peut-être s’est-il simplement aperçu un peu tard de l’embarquement qu’il avait fait. Ses tentatives d’étoffer le propos par des scènes sans paroles aboutissent à alourdir ou à casser le rythme de la pièce. Il démontre néanmoins par ses trouvailles de mise en scène et ce qu’il obtient de ses comédiens qu’il existe un potentiel riche de qualités inexploité en Martinique. Dommage qu’il n’ait pas trouvé un scénographe, ni même un éclairagiste pour sa lumière…
Roland Sabra
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A G O U L O U L A N D
De DANIEL BOUKMAN
MISE EN SCENE ET COORDINATION GENERALE : BERARD BOURDON
ASSISTE DE ERICK BONNEGRACE
SCENOGRAPHIE : HERVE BEUZE
DIRECTION TECHNIQUE : JEAN CLAUDE MYRTIL
MUSIQUE ET CHANTS : LEON SAINTE ROSE & REGINE FELINE
Couturière Micheline Fitte Duval
AVEC
JOSE DALMAT – métafè
HUGUETTE NIVOR – Madame Agoulou
ERICK BONNEGRACE – Monsieur Agoulou
REGINE FELINE – La servante, l’infirmière
APPOLINE STEWARD – La paysanne
LEON SAINTE ROSE – Le Paysan
YANNIS JUSTE – Le camelot
PAULA LUDOP – La responsable Boiboi
DANY CARTESSE – Le bureaucrate
JEAN CLAUDE ZONZON – Le médecin