Agnès Brézéphin : l’art comme chemin de guérison et de mémoire

Prix Léopold Sédar Senghor à la Biennale 2024 de Dakar.

— Par Hélène Lemoine —

Agnès Brézéphin, artiste martiniquaise, a récemment marqué la Biennale de Dakar 2024 par une installation bouleversante intitulée Cabinet de curiosités – Chambre des merveilles : « Au fil(s) de soi(e) ». Lauréate du prix Léopold Sédar Senghor, cette œuvre puissante explore des thématiques profondes telles que l’inceste et la guérison, tout en rendant hommage à la résilience humaine. À travers son travail, l’artiste tisse un lien entre souffrance et beauté, et entre mémoire personnelle et histoire collective.

Une installation poignante : la souffrance transformée en art

Au cœur de cette installation, un lit, symbole de traumatisme, se trouve entouré de divers artefacts symboliques. Des cocons de soie, des perles de haute couture, des grenades représentant la fertilité, et un édredon d’enfance, sont tous reliés par des fils de soie qui s’entrelacent autour du corps de l’artiste. Pour Agnès Brézéphin, ce lit représente le lieu de la douleur, celui où elle a vécu l’inceste pendant 15 longues années, mais aussi l’espace où se joue la guérison. L’artiste réunit ainsi des objets et des symboles qui, tout en rendant visible la douleur de son expérience, tissent un chemin vers la résilience.

Les cocons brodés et les perles, éléments de haute couture, sont des métaphores de la fragilité et de la reconstruction. Chaque détail, chaque geste créatif, devient une tentative de transformer la souffrance en une forme d’art réparatrice, où la beauté vient non pas dissimuler, mais rendre la douleur accessible et partagée. Les boutons, hommage à ses grands-parents artisans boutonniers, évoquent un passé protecteur et témoignent de l’importance des gestes de soin et de l’héritage familial dans le processus de guérison.

Une victoire symbolique : entre l’Afrique et les Antilles

Agnès Brézéphin n’a pas seulement été récompensée pour la puissance esthétique de son œuvre, mais aussi pour la portée sociale et symbolique qu’elle revêt. En remportant le prix Léopold Sédar Senghor, l’artiste met en lumière le lien entre les Antilles et le continent africain, unissant son héritage créole et l’histoire du peuple africain. Cette victoire a une résonance particulière pour Agnès Brézéphin, d’origine guadeloupéenne et enseignante en Martinique, où elle œuvre au sein du Campus Caribéen des Arts. Elle voit en ce prix une connexion avec l’Afrique, berceau de l’histoire de ses ancêtres, et un hommage à la fraternité des peuples.

Il est d’autant plus significatif que l’artiste a décidé, à la dernière minute, de soumettre son œuvre à la Biennale, quelques jours avant la date limite. Cette impulsion, ce geste de courage, témoigne de la force créative et de la volonté de Brézéphin de partager son art, malgré la douleur qu’il porte. Cette reconnaissance, obtenue in extremis, incarne une victoire à double titre : celle de la femme, de l’artiste, mais aussi celle de la mémoire.

Un nouveau cheminement : l’île de Gorée et la mémoire de l’esclavage

Aujourd’hui, l’artiste poursuit son travail de mémoire et de guérison sur l’île de Gorée, un lieu emblématique de l’histoire de l’esclavage. Elle y travaille sur une nouvelle installation intitulée La porte du retour, dédiée à la mémoire de la traite négrière. Cette œuvre est une extension de son parcours personnel et artistique, une exploration de ses racines et de son histoire, tout en rendant hommage aux souffrances endurées par les peuples déportés.

La porte du retour se veut un lieu de réconciliation, où l’artiste, en retraçant son cheminement vers ses racines, invite aussi le public à se confronter à un passé douloureux, tout en regardant vers l’avenir. Brézéphin y explore les liens entre l’individuel et le collectif, et donne une voix aux histoires non racontées, à celles des femmes victimes de violence et d’inceste. Sa collaboration avec l’association Univers’elles et la Maison Rose de Guédiawaye en est un témoignage : ensemble, elles souhaitent tisser un récit commun de reconstruction, de guérison et d’espoir.

L’art comme outil de réparation et d’éveil des consciences

Depuis plus de 40 ans, Agnès Brézéphin utilise l’art comme moyen d’explorer les souffrances humaines, mais aussi d’envisager des voies de guérison. À travers la broderie, la couture et l’utilisation de symboles puissants, elle met en lumière cette alchimie entre la souffrance et la beauté, entre l’indicible et l’expression. Son travail invite à une réflexion intime et universelle, tout en éveillant les consciences sur des problématiques sociétales et individuelles.

Pour Agnès Brézéphin, l’art n’est pas seulement une forme d’expression personnelle, mais un outil pour réparer les blessures, donner de la voix aux sans-voix et ouvrir des espaces de dialogue. Ses œuvres, à la fois introspectives et collectives, invitent chacun à une réflexion sur la résilience, la reconstruction et la nécessité de se confronter à nos propres histoires pour aller de l’avant. En ce sens, son travail constitue un acte fort d’espoir et de changement sociétal, porteur d’une belle et profonde humanité.