— Par Hélène Migerel —
Il fut un temps pas si lointain que cela où cette douloureuse histoire de l’esclavage pouvait à peine se dire. Et l’effronté qui osait porter à la conscience du peuple le passé, recevait comme injonction le « Pourquoi revenir sur cela, il nous faut avancer. » Peu à peu, l’insistance des commémorations, les monuments, les lieux de mémoire, l’exigence de réparation, les procès jamais gagné- par exemple celui fait au martiniquais de couleur blanche qui avait dans un interview avoué qu’il n’était absolument pas question de métisser sa race, donc de sang mêlé dans sa lignée- ont établi un rapport moins perturbant dans les imaginaires sans pour autant les libérer d’une difficulté à débattre du sujet. Serait-ce que la pudeur remplaçant le reniement avait pris le parti de ne pas donner relief à la traite et craignant qu’on ne l’apprivoise, la domestique, craignant qu’elle ne disparaisse progressivement dans l’oubli, autoriserait maintenant à en parler. Parler c’est réfléchir. C’est mettre le ressenti dans des mots. C’est ramener au souvenir les disparus.
Ils sont arrivés sur cette île en butte à un paradoxe : le soulagement de la fin du voyage dans une certitude de la terre ferme et l’obligation d’enterrer les morts du jour. Ce premier geste de tristesse, l’enfouissement des corps, de façon symbolique renvoyait à un « à jamais perdu » et à un renoncement de retour, même si dans le quatrième siècle d’Edouard GLISSANT papa Longo aspirait à ce que son âme se dirige après sa mort vers sa terre d’origine : l’Afrique. L’Afrique du corps sans chaîne, de la liberté de construire son devenir, nos ancêtres l’avait quittée sous contrainte, capturés par des français dont le commerce triangulaire faisait fi de l’individu et du groupe. La raison économique était au premier plan, mais celle dont on ne parle pratiquement pas encore aujourd’hui : l’idée de la supériorité d’une race est à prendre en compte. D’abord la notion scientifique de race n’existe pas, on parle d’ethnie, puis il n’y a pas de culture supérieure mais des cultures différentes.
Dignité perdue, la femme et l’homme étaient réduits en esclavage, entassés dans les cales de bateau : le commerce de bois d’ébène. La traversée les a transformé en choses/meubles, assujettis au labeur, dépossédés de toute humanité. Cette notion de personne libre en terre d’Afrique a été occultée des mémoires et pourtant, elle revêt beaucoup d’importance. Ne pas l’envisager, a campé une représentation d’un groupe dans une continuité d’asservissement, résigné, déplacé d’un point à un autre. Deux images se superposent dès lors : un esclavagiste dénué de cruauté perpétuant un système, des africains déjà sous contrainte passant d’une domination à une autre domination vers une destination inconnue. Comment s’identifier à un perdant, battu d’avance depuis le départ ? L’inconscient ne l’a pas accepté passif, sans révolte ni fuite, ne luttant même pas pour sa liberté dans un pays si vaste aux multiples cachettes. On se glorifie d’ascendants conquérants et vainqueurs. Cette méprise de départ a contribué à poser un regard dévalorisant sur le phénotype en héritage, renforcé par la déculturation et l’obligation d’une assimilation au péril de l’identité. Devant l’ampleur enfin des résonnances, la nomination des héros dont le nègre marron, a suscité au plus intime de chacun un bouleversement à des degrés divers qui a permis d’envisager sous un autre angle, la capacité de résistance et de révolte des personnes réduites en esclavage, sans résignation aucune. Les procédés d’aliénation n’avaient donc pas éradiqué leur courage et leur force d’obstination, tel celui qui battu dans Racine le livre d’Alex HUXLEY ne cesse de répéter : « Je m’appelle Kunta Kinté », dans un refus de dérobade identitaire.
Ma gratitude va en direction du CIPN(comité international des peuples noirs), qui m’a demandé de porter réflexion sur un sujet inhérent à l’esclavage. Et c’est avec un profond sentiment d’humilité et avec la plus grande conviction que je défends un projet réfléchi, qui a pour objet de mettre fin à une situation d’injustice et d’apporter une correction capitale qui requalifie le réel de cet événement. AFRES, ancêtres réduits en esclavage souligne le rapport domination/soumission, et l’imaginaire acquiesce à une impossible action immédiate de rébellion définie par le contexte. Les générations issues de ces ancêtres là, ne devraient plus murmurer des bribes de leur condition mais en parler à voix intelligible. Nous sommes les héritiers de ces personnes qui ont été réduites en esclavage et non descendants d’esclaves. La différence est de taille. Il ne s’agit pas de se draper dans l’étendard de la victimologie, mais de déconstruire une vision imposée par les responsables de cette monstruosité. Décider de se définir soi même, de dire qui on est, est un droit. Refuser de rester dans un cadre nominatif édicté par d’autres et conçu en fonction d’un principe de non repentance est une liberté. AFRES est la clameur de la dignité retrouvée, une initiative qui porte un éclairage nouveau sur des faits, dans une perspective plus réaliste. A l’analyse, le concept remplit des fonctions multiples. D’abord à titre informatif :
• Il valide la détermination de se regarder en face, en pleine conscience d’une appartenance à une ethnie fût-elle mêlée aux environnements de l’époque (rencontres violentes ou séductrices des corps), sans en occulter les apports. Se nommer reste un choix volontaire. Il oblitère l’hésitation.
• Il autorise à faire l’inventaire des responsables de l’esclavage en pointant l’allégeance des gouvernements.
• Il alerte les populations n’ayant pas subi cet esclavage, sur l’historique de l’évènement (les indiens, les nègres bossales arrivés après) dont le côtoiement des corps a construit une représentation particulière avec des effets délétères.
• Il devrait servir à modifier la connaissance des enfants de colons, pour ceux qui savent, et instruire ceux qui ne savent pas dans une perspective de révision des représentations. Cet alinéa est aussi valable pour les français de l’hexagone.
Esclave ou réduit en esclavage, sont deux postures, deux attitudes envers ce qui s’impose au savoir. Le dernier s’enfonce dans l’objectivité qui fait remonter aux pensées et aux intentions qui la visent, même si elle offusque. Le rappel de ces intentions oubliées est nécessaire à la vérité. Le sens de cette objectivité ne répond pas seulement à la question qu’est-ce ? Mais à la question comment est ce qui est, que signifie qu’il est ?
Chacun perçoit qu’il y a une différence irréductible entre le parcours de sa vie et ce qui en sera consigné ensuite dans la succession chronologique des évènements de l’histoire et du monde.
Deuxièmement au niveau de la psyché :
• Il participe à ce projet de réhabilitation de l’estime de soi. Perception nouvelle, à valeur mobilisatrice majeure. L’estime de soi module de façon significative le comportement. Diminution du doute, affirmation du mode de pensée, émergence des possibilités. Le possible d’une réhabilitation permet le contrôle de soi qui joue un rôle dans les relations sociales. Par ricochet cette assurance à une incidence sur autrui qui réagit favorablement telle l’émotion exprimée par un individu influence un autre individu. Réhabilitation individuelle, réparation intime dans une concordance au collectif.
• Ensuite la déconstruction d’une appellation imposée par le système de domination devient caduque, il est en faillite. La dégringolade du pouvoir correspond à la démonstration d’un rapport de force inversé, couronnement d’une mise à égalité dans une lutte symbolique sans volonté d’un comportement mimétique mais seulement dans le besoin de rétablir un équilibre par l’effacement de cette croyance de supériorité ou d’infériorité, longtemps admise et même intégré dans les dispositifs sociaux et culturels, relayée de génération en génération
Par exemple l’approche ethno-psychiatrique déclare prendre en charge les afro descendants. Serait-il probable qu’être AFRES relève de la psychopathologie ? Serait-ce son existence qui nécessiterait des soins ? Jusqu’à preuve du contraire ce sont des troubles que l’on soigne et non l’appartenance. Les erreurs d’objet perdurent comme celui qui a longtemps existé : la pathologisation de l’exil. Un métropolitain peut-il soigner un métropolitain par une approche ethno psychiatrique ? Personne de la même culture, cela tomberait sous le sens mais pas pour un afro descendant ethnopsychiatre qui l’affirme. Son semblable culturel est un étranger.
On se rend compte de l’impact que la discrimination peut avoir au sein de notre société. Desservi par nous-mêmes.
La déconstruction des pratiques du modèle dominant procède à un refus de la stigmatisation, une mise à distance d’une organisation psychique devenue encombrante avec l’évidence du concept AFRES. Cette nouvelle connotation reprise, répétée, changera à plus ou moins long terme, les représentations péjoratives de l’ancienne. Déconstruire et reconstruire, c’est toujours projeter, greffer l’inédit sur un itinéraire déjà constitué, d’où la nécessité de reconnaître cet itinéraire. Cette déconstruction est nécessaire à l’appropriation d’un passé qui a été négligé, figé dans une mémoire inerte. Pour redonner vie à cette mémoire, le recours à l’expérience de personnes confrontées au passage de l’état humain à meuble, riche en significations non décelées, peut aider à des réalisations que jalonnent des lignes de force autour desquelles on pourra de façon opportune faire de nouveau projets. Ce projet n’est pas pure continuité dans le prolongement du passé, il entend au contraire toujours établir une rupture avec lui par une anticipation qui cherche à reprendre et à réorienter le cours des choses. La capacité à mettre à distance la stimulation momentanée pour envisager un futur possible, caractérise l’avenir. L’avenir est d’envisager que les AFRES se reconnaissent comme ayant un dénominateur commun, une histoire qui les cimente dans une grande famille avec comme référent l’ancêtre même s’ils sont éparpillés dans le monde. Se réapproprier son histoire par un engagement décisionnel à travers la démarche d’un rassemblement. Le Libéria avait été crée en Afrique dans cet ordre d’idée, d’offrir à ce qui le voulait un espace communautaire (Marcus GRAVEY), en créant un peuple à l’abri des complications dans la proximité de vie avec les héritiers du klu klux klan. Ce projet harmonie n’a pas semblé suffisamment alléchant aux afros américains.
Battre en brèche l’arrogance des occidentaux qui vont jusqu’à donner des conseils lors de leurs visites en Afrique, faisant des suggestions, en superviseurs aguerris. Récemment le sujet de la contraception et de la régulation des naissances montre combien l’idée de supériorité persiste dans l’imaginaire occidental. Quel chef d’Etat africain viendrait parler à l’Elysée de la dénatalité de la France et du risque encouru pour le renouvellement des populations. Cette même arrogance de l’affirmation de non repentance au jardin des Tuileries, n’aura plus les effets escomptés quand il s’agira d’inventorier les dommages.
La question de la réparation se trouvera surement relancée sur une autre base, celle d’un rappel de la barbarie envers des personnes qui étaient libres, capturées dans un double mouvement de prise d’otage et d’enlèvement. Après deux siècles, évaluer les conséquences du psycho trauma et de sa retransmission est une entreprise colossale. Le dédommagement devrait aussi se faire en termes de pertes des forces vives pour l’Afrique. L’indemnisation des colons après l’abolition de l’esclavage demeure un scandale entaché d’une grande injustice. La justice n’a de sens que si elle conserve l’idée du désintéressement qui anime l’idée de la responsabilité pour l’autre homme mais faudrait-il encore qu’il puisse l’accepter. AFRES est un début de réparation par nous-mêmes et pour nous-mêmes. AFRES démontre largement l’indépendance de la pensée.
Hélène MIGEREL