— Par Philippe Val —
L’ancien directeur de Charlie Hebdo et de France Inter Philippe Val soutient dans une tribune au JDD que « l’opacité de la vie privée est le corollaire de la transparence exigée dans la gestion politique des intérêts collectifs ».
Ainsi Benjamin Griveaux ne sera pas candidat à la mairie de Paris. Après le viol de sa vie privée, il n’était plus en état de faire campagne. Comme citoyen, je me sens lésé dans ce que j’ai de plus précieux : ma liberté démocratique. Elle seule garantit que nos enfants et peut-être nous-mêmes ne connaîtrons pas un jour l’arbitraire, la persécution, la torture, la déportation… Qu’importe mon choix le jour du scrutin ; l’alliance d’un activiste russe proche des Gilets jaunes, des réseaux sociaux et d’une désinvolture médiatique coupable, en privant les Parisiens du libre choix de leur maire, a fait exploser une bombe antidémocratique dont les retombées seront incalculables si la majorité silencieuse ne se décide pas à devenir une majorité vigilante.
L’opacité de la vie privée est le socle, la motivation primordiale de toute construction démocratique. Sans elle, la liberté est un vain mot et il est impossible de l’exercer, en nul domaine. L’opacité de la vie privée est intouchable, sacrée, protégée par de nombreuses lois, renforcée même par celle de 2016 sur la diffusion d’images sexuelles dérobées et diffusées. L’opacité de la vie privée est le corollaire de la transparence exigée dans la gestion politique des intérêts collectifs. Quand les termes s’inversent, quand la vie privée devient transparente, c’est la vie publique qui devient opaque, et c’est ce qui définit les régimes totalitaires – et corrompus – sans aucune exception.
La morale privée regarde chacun d’entre nous, adultes et responsables, et nous n’en sommes comptables qu’envers nous-mêmes. Libre à chacun d’être puritain ou libertin, de rêver de pureté ou de débauche, de sagesse ou de folie, dans la limite du respect des autres. Ça ne regarde ni le pouvoir ni le débat public, et l’orientation de sa sexualité ne renseigne en rien sur la valeur et la morale politiques d’un individu.
Un historien a prêté à Churchill une liaison homosexuelle. Imaginons une seconde qu’un scandale sexuel, avéré ou non, l’ait empêché de devenir Premier ministre le 10 mai 1940. Quel autre génie aurait sauvé le monde du nazisme? Dans quel monde vivrions-nous aujourd’hui?
Veut-on vraiment des politiques qui soient des individus purs, parfaits, sans tache, exempts de toute sexualité capricieuse? Les deux leaders dont on est à peu près sûr qu’ils ne pratiquaient pas le coït sont Robespierre, qui instaura la Terreur, fit guillotiner ses amis et la quasi-totalité des intellectuels de son temps ; et Hitler. Est-on tenté par ces références historiques? Violer la vie privée, c’est préférer Hitler à Churchill.
Le viol de la vie privée de Benjamin Griveaux est à rapprocher des pratiques factieuses que l’on voit surgir en France et qui sont absolument illégales, mais surtout illégitimes dans les démocraties parlementaires. Illégitimes, parce que le débat, quelle qu’en soit l’âpreté, peut avoir lieu dans toutes les instances démocratiques, et notamment au Parlement. Cela permet d’écarter le recours à la violence physique, la mise en danger de l’intégrité des personnes et de leur image publique.
L’attaque des permanences des parlementaires, les menaces dont ils sont l’objet, les propos dégradants contre Brigitte Macron, la tête d’Emmanuel Macron au bout d’une pique dans les manifestations – notamment des Gilets jaunes –, ainsi que l’a dénoncé Robert Badinter, sont des faits que tout citoyen jouissant des libertés démocratiques doit condamner sans appel, dans son propre intérêt.
Le viol de la vie privée et la violence physique sont l’avers et le revers d’une même médaille.
La transparence de la vie privée fait la fortune des propriétaires des réseaux sociaux. Ce ne sont pas les images des existences violées mais les sommes colossales qu’elles rapportent qui sont pornographiques. Elles confèrent une puissance qui met les États de droit en échec, on l’a vu quand Donald Trump a renvoyé Emmanuel Macron dans les cordes lorsqu’il exigeait une régulation, ne serait-ce que fiscale, de la dictature numérique. Car il s’agit bien d’une dictature, bizarrement acceptée par tous puisque le pouvoir déstabilisateur qu’elle exerce sur le suffrage universel n’est légitimé que par l’argent.
La diffusion par les réseaux sociaux des intimités individuelles, si elles continuent à se développer impunément, fermera fatalement la parenthèse démocratique et sonnera le glas des libertés fondamentales dont jouit chacun d’entre nous.
Faisons un cauchemar et imaginons que Twitter et Facebook aient existé sous l’occupation nazie. Qui aurait survécu aux dénonciations? Le malicieux Montaigne, sans doute le plus lucide de tous les philosophes, considérait avec une grande méfiance que rien ne puisse échapper à Dieu lui-même, ce « grand Juge qui retrousse les vêtements et les haillons qui couvrent nos parties honteuses et n’évite pas de nous voir partout, jusques à nos intimes et plus secrètes ordures ». « La décence de notre virginale pudeur serait utile, relevait-il, si elle pouvait lui interdire cette découverte. »
Source : Le JDD.fr