— Par Yves-Léopold Monthieux —
Ainsi donc, sous le titre « Vieux créoles à Paris : ils racontent leur choix de l’aventure hexagonale dès les années 1940 », un documentaire présenté par France TV rapporte des témoignages rappelant que la migration vers la France, pas encore l’Hexagone mais déjà la Métropole, n’a pas commencé avec le BUMIDOM. La célèbre chanson « Adieu foulards, adieu madras » qui avait préexisté à la venue des Indiens aux Antilles, atteste de la réalité d’une circulation des hommes qui ne fut pas que d’immigration. Toutes entières préoccupées à stigmatiser la période du BUMIDOM, la littérature et la presse n’ont pas été friandes de ce moment essentiel de la migration contemporaine des Antillais vers la France. Aussi, malgré la richesse des témoignages on ne peut réprimer une réserve à l’endroit de l’un d’eux qui n’a pas vécu durant deux années de suite en France.
Par ailleurs, dans ce « docu » qui reconnaît le caractère valorisant de la migration à cette époque, les « plus humbles » sont encore été ignorés, qui, au prix de moyens et de circonstances exceptionnelles, parfois inavouables, trouvaient à répondre à l’appel de l’autre bord. Le flux grandissant des départs qui exigeait l’affrêtement de plusieurs paquebots ne se limitait pas aux seuls fortunés ni aux militaires, étudiants et lauréats des concours. Ceux-ci n’étaient pas en nombre suffisant pour remplir les paquebots. Grâce aux communiqués quasi-quotidiens de l’ORTF, tout Martiniquais avait à l’oreille les invitations au départ pour France, les noms bateaux – Colombie, Antilles, Irpinia, Flandres -, mais aussi ceux des ports d’étape – Vigo, la Guaira, Southampton, Baranquilla, entre autres – et de destination – Le Havre, Nantes, Bordeaux, Marseille, Nice. Des noms de villes qui rappellent que ces paquebots ratissaient large dans la Caraïbe, à destination des métropoles européennes.
Le romantisme ne se limitait pas à la chanson Adieu foulards, adieu madras et aux larmes qu’elle suscitait au port de Fort-de-France – Quai Ouest – de la part des proches venus endimanchés, accompagner les heureux voyageurs pour ce qui ne devait être pour la plupart « non pas adieu mais au revoir ». L’accueil, le luxe du paquebot, bref, le monde nouveau qui s’offrait permettaient vite de se remettre des effusions de l’embarquement. Même si 2 semaines plus tard, à l’arrivée en France, la grisaille allait se substituer au faste, la réalité au merveilleux. Une fois le port quitté, les visages collés aux hublots, les voyageurs issus de la côte caraïbe pouvaient compter sur un supplément d’émotion. De Schoelcher au Prêcheur, au passage des bateaux dans le petit noir1, chacun allait tenter de reconnaître le point haut de sa commune où, à l’aide des boucans et des explosions de canons de bambous, des amis du quartier leur adressaient un dernier au revoir, souhaitant souvent que leur tour advienne un jour.
Il est impossible d’appréhender le volume de la migration antillaise depuis la départementalisation en ignorant qu’en 1962 fut organisée par l’INSEE le premier recensement moderne d’après-guerre qui allait mettre en évidence les « migrations résidentielles ». Il en est ressorti que dans seulement huit ans, de 1954 à 1962, la population originaire des départements d’outre-mer avait doublé. Faut-il rappeler aux « sociocrates » et prescripteurs de l’histoire qu’en dépit de la doctrine convenue, le nombre d’habitants de la Martinique est passé de 270 000 en 1962 à 325 000 en 1982, soit une augmentation d’un 1/5ème (55 000 habitants) en 20 ans !
Enfin, il ne manquait pas de romantisme, de courage et d’audace à ceux qui, habitant souvent les quartiers de la ville basse et des environs du port, n’avaient pas craint d’affronter de façon clandestine le défi du grand large. Ils estimaient pouvoir se débrouiller tout seuls à leur débarquement en France. Ces « clandos », comme on les appelait, « oubliaient » de quitter en fin de journée le bateau où ils avaient accès dans la journée. Munis de zakaris, d’un saucisson, d’une gourde d’eau et d’un léger paquetage, ils se dissimulaient au fond des canots de sauvetage, avec la complicité de marins qui, au voyage suivant, apportaient des nouvelles. Ils se dévoilaient donc, une fois arrivés au large, après avoir quitté la Guadeloupe. Au vu de la fréquence du phénomène, on peut penser que les commandants de bord n’étaient pas dupes des bonnes relations entre des marins et des dockers qui s’échangeaient couramment les bouteilles. Il est vrai que les clandos ainsi découverts participaient aux menus travaux d’entretien du paquebot et n’étaient pas dénoncés à la police.
Ces départs étaient loin d’être anecdotiques, mais il y avait loin des espérances aux réalités. Ils rejoignaient souvent des « réguliers » partis avec juste un titre de transport. De sorte que dès l’année 1957 l’association antillaise le CASODOM, composée de cadres fonctionnaires ou de professions libérales, interpellait le ministère des DOM afin de venir en aide aux Antillais sans abris et sans revenus qui se retrouvaient livrés à la rue. Des mesures gouvernementales ponctuelles eurent lieu, mais dès le début de la Cinquième République la nécessité se fit sentir d’une organisation chargée d’encadrer la migration domienne en France. Avec notamment les événements de décembre 1959, ce fut l’une des prémisses de la création du BUMIDOM, en 1963.
Fort-de-France, le 30 septembre 2021
Yves-Léopold Monthieux
1Dans le petit noir : au crépuscule. Traduction littérale de l’expression créole an ti nwè a.