Tout doit disparaître! 2004 Installation, 15 000 sacs plastiques, dimensions variables. Ekotechnické Museum Prague, République Tchèque
Mémoire anti-mémoire
pour une traversée dans l’oeuvre de l’artiste Jean-François Boclé
Est-ce que ce que je vois c’est quelque chose d’autre…
On nous a lâchés dans le monde et on nous a dit qu’il fallait trouver quelque chose. Nous ne savons pas où ? Nous ignorons quoi chercher. Nous demandons la réponse à ceux qui sont passés avant(1)
… C’est l’anti-mémoire…(2)
Si on considère l’artiste comme un être éminemment subversif, capable d’interroger ce qu’il est pour mieux s’en défaire et inventer de nouveau possible, il faut considérer que l’artiste Jean-François Boclé se positionne en tant qu’anthropologue capable de faire l’étude de l’espèce humaine de notre temps des points de vue anatomique, physiologique, phylogénique ; de faire l’étude des cultures des différentes collectivités humaines. Il se transforme alors en observateur des maux du monde. S’il tutoie le passé c’est pour mieux s’inscrire dans le présent. Il en sort des signes. Le déplacement peut commencer. Il réalise une synthèse du temps par possibilité de retour et de re-parcours, en même temps il instaure un désir de rencontre avec l’autre, notre ancêtre ou celui que l’on ne veut pas connaître ou reconnaître…
L’artiste donne à voir une installation complexe. Il souligne l’idée d’appartenance à un groupe, l’altérité est maintenue. Elle se pose en obstacle, perte des repères, déplacement des normes. Elle fonde le désir exotique qui ne peut se réduire au repérage des différences, mais permet le surgissement du sens, entre mémoire et imagination, entre résurgence et innovation. C’est l’anti-mémoire…
L’artiste est-il un inventeur de signe ?
Outre-Mémoire (détail), 2004, panneau 5 à 7.
Du passé au présent, réécrire l’histoire
Selon le Code Noir, l’esclave est un bien de consommation, un bien meuble, l’être humain étant assimilé à une marchandise. Jean-François Boclé interprète l’esprit du code de l’esclavage en choisissant de suggérer la présence de l’être humain plutôt que de le représenter. En effet, les textes écrits à la craie sur un tableau noir prennent la forme d’une silhouette dans la série Outre-Mémoire de 2004. On se souvient qu’Alex Burke avait déjà réinterprété l’histoire du peuple noir dans une série de silhouettes photocopiées portant les dates-clés de notre histoire.
Dans le travail de Jean-François Boclé, la notion de marché renvoie au contexte historique du système esclavagiste. L’artiste montre que, comme le texte du Code Noir, le slogan dénigrant la race perdure génération après génération. La notion de marchandise renvoie au transit des produits acheminés de la métropole vers les Caraïbes Dans la série d’installations s’inscrivent des objets à forte connotation symbolique : la valise, les pochettes en plastique, le tableau noir, les papiers jetés au sol ou photos d’identité ; ce sont des objets qui expriment le transit, la souffrance, l’abandon ou l’exclusion. Ainsi, l’installation Déposes (2000) figure un espace avec des bagages en souffrance, non réclamés.
De nombreux autres artistes ont traité ces conditions historiques en les reliant à des situations contemporaines : José Bedia, Sandra Ramos, Kcho, Marco Lora Read. Qu’il s’agisse d’embarcations, de valises, de la calimba(3) ou du système esclavagiste, tous se réfèrent aux balseros(4) aux sans-papiers ou encore aux boat-people. Toutes ces connotations assimilent l’être humain à un objet jetable ou recyclable.
À travers ces installations, Jean-François Boclé s’inscrit comme Keith Piper et d’autres artistes contemporains dans une démarche de réécriture de l’histoire. Les objets en transit ou abandonnés des séries récentes assimilent l’espace à un lieu de passage où chacun peut tenter de retrouver ses racines.
Comment s’exprime la notion d’identité
Aller simple (détail), 2004, installation, matériaux utilisés pour le conditionnement et le transport des marchandises, vêtements usagés, moquette pour passage intensif, bagages, mobilier …. photographies couleurs contrecollées sur aluminium (130 x 85 cm chaque), dimensions variables. Ekotechnické Museum, République Tchèque,
En transit
Je me cartographie aujourd’hui dans le transit
Je porte une attention, sensible autant que critique, aux mots
C’est dans la relation avec l’histoire, une histoire particulière, celle des peuples de la Caraïbes que se fonde l’œuvre de Jean-François Boclé. Ce passé, vécu par ses ancêtres, détermine son engagement ; l’œuvre devient témoignage et protestation. Les titres des expositions et des interventions Acte en retour, Pour solde de tous comptes, Outre-mémoire sont explicites.
La notion de territoire est aussi présente, dans une filiation avec un ailleurs à jamais perdu ou inconnu, avec l’impossible ancrage. Les titres des oeuvres comme les matériaux qui les composent expriment le transitoire, la précarité.
Aux titres Transport (2001), Zones d’attente (2003), Aller simple (2003), Boat (2004), Atlantique (2004), En débris de mes voyages (2004), Tout doit disparaître (2004) correspondent des interventions minimales, des installations fragiles réalisées avec des matériaux de rebuts, éphémères, collectés lors des voyages, quelquefois dans des poubelles : vieux vêtements, cartons, débris de moquette, photos découpées.
Le deuil d’un ailleurs atlantique se manifeste à travers des coordonnées géographiques inscrites, au soi, à la peinture blanche tandis que les panneaux précaires, en carton recyclé, n’indiquent aucune direction. Ainsi les silhouettes échouées d’Aller simple, en attente d’un départ pour on ne sait où, semblent à jamais condamnées à errer entre ici et nulle part, entre humanité et marchandises.
Comment le plasticien élabore-t-il son œuvre
autour du message qu’elle véhicule?
Abîme, 2005, dyptique, photographies couleur contrecollées sur aluminium, 60 X 60 cm chacune.
La question du vécu dans l’œuvre
Qu’ils soient écrivains, poètes ou plasticiens, il arrive que des artistes évoquent un moment de leur vie dans leurs œuvres. Ils utilisent leurs angoisses, leurs souvenirs personnels comme matériaux. Ils sont soit des commentateurs soit des témoins d’évènements historiques ou du quotidien : Otto Dix, Picasso, Frida Khalo, Hannah Wilke, Sue Williamson, Gavin Younge.
Quel que soit le support, l’important est de susciter la réflexion, le questionnement chez le regardeur.
La pratique de l’installation permet à Jean-François Boclé d’aborder le thème de la mémoire, mis en évidence par des projets où récupération, reconstitution et archivage donnent lieu à des récits fragmentaires qu’il convient aux spectateurs d’achever dans un principe de construction symbolique.
L’artiste investit ses expériences personnelles pour reconstituer ses propres espaces de mémoire : En débris de mes voyages. Il relie son vécu – perte de photographies de son enfance et de ses premières années, départ dans l’urgence, objets abandonnés puis égarés – pour construire sa pratique et sa réflexion. Il confronte sa mémoire individuelle à la mémoire collective de l’histoire de la Caraïbe
Jean-François Boclé élargit sa pratique comme surface de réflexion où sont élaborées des œuvres qui renvoient au public l’image de la société dans laquelle nous vivons : Aller Simple, Déposes.
Chaque expérience, chaque incident est évalué en fonction de ses propres particularités et constitue un témoignage.
Comment l’artiste intégrer-t-il son vécu dans l’œuvre ?
Bananiamonochrome, 2005, installation, boîtes de chocolat en poudre achetées en France entre 2000 et 2005 au rayon petit-déjeuner des supermarchés, dimensions variables.
Les pratiques de l’installation
Comme pratique artistique, l’installation est, dans l’art contemporain, un véritable style de représentation. Elle prend tout son sens par des actions comme disposer, assembler, amalgamer, accumuler, disperser, échafauder, un certain nombre d’éléments dans l’espace de manière provisoire et éphémère. Elle emprunte sa forme plastique à l’assemblage, au décor, à l’architecture, au ready-made et à la pratique de l’objet. Liée à l’environnement dans laquelle elle se trouve, elle se caractérise par la remise en cause de l’œuvre d’art comme objet unique et sacralisé. De la sorte, en franchissant les frontières entre différentes disciplines, l’installation questionne l’art et ses limites. Art en situation(5), elle entretient un rapport étroit avec le temps pour devenir une expérience temporelle que le spectateur prend à l’œuvre : il y circule et établit un dialogue corporel avec elle.
Les installations de Jean-François Boclé organisent les données de mode de vie et de pensée liées à l’histoire de la Caraïbe. À partir d’un vocabulaire plastique extrêmement diversifié, de matériaux rudimentaires, de support de récupération et d’une juxtaposition d’éléments disparates appartenant à la réalité quotidienne et à la géographie intime de l’artiste, elles questionnent une pensée et des faits – traite négrière, colonialisme, exclusion, globalisation, périphérie, frontière, identité, altérité, mémoire – difficilement représentables. Dans ses œuvres, l’instant du vécu se dégage aussi bien du passé que de l’avenir où il conduit. Ainsi, le temps de la monstration de l’œuvre devient le fondement d’une pensée imaginaire mise en péril.
L’installation serait-elle, par son assemblage de pratiques une caractéristique de l’art contemporain?
Pourquoi et comment?
Jean-François Boclé
Né en 1971 en Martinique (ville de Fort-de-France Caraïbes)
Il vit et travaille à Paris depuis 1986.
Après une année à la Sorbonne en Lettres Modernes, il a suivi une formation à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-arts de Bourges entre 1992 et 1995, puis à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris entre 1995 et 1998.
Le regard politique et poétique qu’il porte sur l’époque actuelle lorsqu’il aborde la question de la mémoire – mémoire de l’urbain, des voyages et transits, ou mémoire de la Traite atlantique et de la colonisation -, opère par une mise en «tension géographique» et se mobilise autour- de paradigmes qui parcourent son travail depuis ses débuts : «inscription/effacement, échange/perte, ici/ailleurs, l’innombrable/intime »*. Son travail sur « les écarts résiduels du corps social – les molles anatomies qui jonchent les sois de nos villes, répandues dans les métros sur des rongées de sièges au confort individuel, dans des cages d’escalier, parquées dans des centres de tri, ficelées à des sièges d’avion en partance »*, qu’il s’agisse d’interventions dans l’espace public, d’installations de vidéos ou de photographies, interroge la précarité le nomadisme le transit des corps, la marchandise la mémoire.
*Propos de Jean-François Boclé
1) Michel Schneider, Morts imaginaires, Folios, Essais, Editions Gaillimard, 2002
(2)Françoise Le Gris, Mémoire, antimémoire, collection, editions D’art Le Sabord, Canada, 2000, p. 56
(3)calimba :sceau utilisé pour marquer les esclaves. OEuvre de Marco Lora Read présentée à la Biennale de la Havane.
(4)balseros :ceux qui fuient par la mer, notamment à Cuba.
(5) Installation, l’art en situation, collection Thames and Hudson, mars 1997
Reproduction sur ce site à partir d’un document papier
Conception graphique du livret originel : Bleu Marine
CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES
Jean-François Boclé
Abîme, 2005, diptyque, photographies couleur contrecollées sur aluminium, 60 x 60 cm chacune
Bananiamonochrome, 2005, installation, boîtes de chocolat en poudre achetées en France entre 2000 et 2005 au rayon petit-déjeuner des supermarchés, dimensions variables. (p. 10)
Zone d’attente, 2003
Martin Polâk
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