L’historien et philosophe camerounais publie « Critique de la raison nègre », dans lequel il propose notamment d’en finir avec la notion de race. Interview.
Né au Cameroun, Achille Mbembe enseigne l’histoire et les sciences politiques à l’université de Witwatersrand à Johannesburg en Afrique du Sud et à Harvard aux États-Unis. De passage en France, où il a fait ses études, à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage Critique de la raison nègre (La découverte), il réagit à l’actualité des flux migratoires en Europe. Son essai lumineux décode en effet magistralement ces forces obscures qui, entre crise et repli, traversent aujourd’hui nos sociétés mouvantes.
Le Point.fr : Dans votre dernier livre, vous insistez sur le fait que l’Europe n’est plus au centre du monde, et pourtant elle attire encore une immigration qui fait l’actualité…
Achille Mbembe : L’Europe entre dans une phase où il sera de plus en plus clair qu’elle ne formera plus jamais une société homogène et qu’elle devra conjuguer son identité sur le mode de la multiplicité. Elle doit faire face à cette mosaïque alors même qu’elle n’est plus le centre de gravité du monde. La combinaison de ce déclassement historique et de l’émergence, ou résurgence, de forces de clôture n’est pas accidentelle. Elle aggrave la prolifération de fantasmes. L’écart entre le déclassement effectif de l’Europe et la prise de conscience mondiale de ce dernier (y compris chez ceux qui pensent encore y trouver leur salut), cet écart, ce décalage, explique la collision des temps si caractéristique de ce que nous vivons actuellement. Les grands laboratoires de demain sont en Afrique, en Amérique latine, en Asie, en Chine, en Inde, au Brésil, ce qui ne veut pas dire que l’Europe n’a rien à dire. Il faut seulement qu’elle accepte que le monde l’aide à réanimer ce que fut son idée.
Vous parlez d’un « devenir nègre » du monde, pensez-vous aux migrants d’origines diverses, Syrie, Somalie, qui affluent sur ses rivages ?
Oui, car ils font l’expérience d’un arrachement à leur lieu natal et d’une plongée dans l’inconnu, hier l’Atlantique, aujourd’hui la Méditerranée, en prenant un risque mortel. Le voyage est aléatoire, la destination pas du tout garantie. Mais la différence avec le nègre du premier capitalisme (du XVe au XIXe siècle), c’est qu’hier les nègres, objets de vente, étaient achetés pour une aventure qui se soldait souvent par le désastre, l’Atlantique devenant un énorme cimetière au temps de la traite de l’esclavage. Alors qu’aujourd’hui ces migrants payent des passeurs. S’agissant de ceux qui fuient la misère, ce déplacement nous dit quelque chose de fondamental de la structure actuelle du capitalisme : il y a toute une humanité subalterne dont le capitalisme n’a pas besoin. Le drame d’aujourd’hui, c’est de ne même plus pouvoir être exploité, alors qu’hier le drame était d’être exploité. Là réside le basculement que mon livre s’efforce de pointer.
Ces Français, pauvres, qui appartiennent à cette « humanité subalterne » et qu’on nomme « petits Blancs » sont -ils donc les nouveaux nègres ?
Tout à fait. Mais les « petits Blancs », au début du capitalisme de la plantation aux États-Unis, vivaient en convivialité avec les nègres jusqu’à ce que le capitalisme commence à produire le sujet de race : la figure du Blanc et la figure du nègre sont des constructions historiques. Celle du nègre s’établit à travers une série de mesures qui le dépossèdent de tous droits, et donc de la possibilité de s’imaginer un futur. Il se crée alors, à côté de ce nègre en survie, un ensemble de privilèges qui découlent de la « blanchitude ». Ce faisant, on instaure une séparation entre deux classes dominées, faites de ces Blancs et de ces Noirs qui cohabitaient en bonne sociabilité jusque-là. Elle s’est instaurée parce que la grande peur des classes possédantes d’alors était celle d’une insurrection menée par une coalition multiraciale réunissant petits Blancs et nègres.
Le nègre est le symbole du corps-marchandise
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Le Point.fr – Publié le 27/10/2013
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