Accord de vie chère sans le RPPRAC : chak bètafé ka kléré pou nanm yo.

— Par Jean-Michel Salmon, Maître de conférences en économie, Faculté de Droit et d’Économie de la Martinique, expert des petites économies insulaires. —

Il aura donc fallu l’émergence d’une association auto-proclamée de défense du peuple, le RPPRAC, avec des menaces de mises en exécution de blocage de l’île, suivies de violences urbaines et d’un climat insurrectionnel contre lequel l’Etat a appelé la CRS8 pour maintenir un tant soit peu l’ordre républicain, pour que tous les parties prenantes – Etat, CTM, députés, opérateurs de la grande distribution…- finissent enfin par se mettre autour d’une table, afin de se donner urgemment les moyens d’identifier des mesures de lutte contre la vie chère plus significatives que le cache-sexe du BQP issu d’une première crise en ce domaine, 15 ans plus tôt.

Cela témoigne de l’inertie naturelle de nos pouvoirs publics et de la crise de la démocratie représentative en Martinique. Pour ce qui est du grand capital isiya, ayen pa ka changé.

Tout ça pour ça : quel est le résultat ?

La signature d’un protocole d’accord1 le 16 octobre 2024, qui met en place ce qu’il conviendrait d’appeler la réforme Hayot – on pourrait dire Hayot-Ajjar, mais c’est la version Hayot qui a été retenue, comme on va le montrer.

Quelle ironie !

« Faut-il que tout change pour que rien ne change » avions nous choisi comme titre d’un long article sur la crise écrit juste avant la signature dudit protocole et publié sur ce même site2. Où l’on voyait notamment à quel point Césaire était combatif sur cette question.

Le Président Letchimy parle d’un « accord historique ». Nos quatre députés s’en réjouissent aussi. Et tous précisent que ce n’est qu’une étape, que le combat contre la vie chère et pour la production locale doit et va continuer.

Il est vrai que l’objectif final de différentiel moyen de prix entre l’Hexagone et la Martinique de 5 à 25% (circuits longs) et de 5 à 15% (circuits courts) sur au total 54 familles de 6000 produits3, bien que loin de celui du RPPRAC de tout l’alimentaire (40 000), paraît bon à prendre pour les consommateurs, surtout les plus modestes d’entre eux – là où le cache-sexe du BQP n’en concernait que 134- tandis que les hypermarchés s’engagent à réduire de 20% en moyenne les prix de vente de ces produits.

Bel pasaj !

Cependant, ès a fos frékanté chyen ou ka trapé piss ?

Pour répondre à cette question il convient d’analyser l’accord dans les détails, tant c’est toujours là que le diable est.

Sé mel an piébwa ki kay kontew sa ki pasé lakayw.

Qui s’engage à quoi exactement dans cet accord ?

Voici un premier debrief critique :

  1. La CTM : péréquation de l’octroi de mer. Ce dernier baisse donc4 sur les 54 familles de produits de la liste et sera augmenté sur d’autres produits, de confort et de luxe, à recettes totales constantes, point décisif pour les collectivités locales qui en dépendent fortement pour leur survie financière. C’est une mesure juste socialement parlant, que la CTM pouvait décider, de manière autonome, depuis longtemps. Que ne l’a-t-elle pas fait plus tôt, par soucis de solidarité avec les plus démunis de ce pays ?

  2. L’Etat :

  • TVA à zéro sur une liste quelque peu « allongée » de 69 familles de produits. Notons que, je cite, « selon la même logique de neutralité budgétaire que la CTM, cette baisse de taux sera compensée par une suppression d’exonérations de TVA sur d’autres produits non-alimentaires ». Nous restons donc loin de la non-application de la TVA observée, parmi les DROM, en Guyane et à Mayotte.

  • Instauration d’un « mécanisme de compensation permettant de réduire les frais d’approche », en clair, le coût du fret, sur les 69 familles des produits, auquel l’Etat apportera sa participation financière (non-précisée5), tout en faisant un « appel à des contributions volontaires et privées parmi lesquelles celles de la CMA-CGM, qui s’engage à participer à l’effort de baisse des prix de ces produits ». Rappelons que cette compagnie a fait un bénéfice mondial de plus de 23.5 MILLIARDS d’euros en 2022… L’Etat s’engage aussi à « solliciter la participation des autres compagnies maritimes pour contribuer au mécanisme ». A votre bon cœur Méssié zé Dam’ !

  • Appui à l’obtention, auprès des fournisseurs de l’Hexagone, des tarifs dits « export » pour la vente de tous leurs produits à destination des outre-mer.

  • Intégration au programme POSEI6 une enveloppe initiale de 2M€ en 2025 (redimensionnée en 2026 et 2027) pour soutenir la production locale, les circuits courts et des prix modérés pour les produits péyi, et financer les contrats de transition agroécologique (CTEA). Rappelons ici que le POSEI constitue surtout le véhicule des subventions à la filière banane, à hauteur d’environ 100M€ par an. Qui ne voit la différence de traitement… la banane, et ses gros planteurs, continue à régner en maître.

  1. Le Grand Port Maritime : péréquation des frais portuaires sur la même logique que celle de l’octroi de mer, mais appliquée à la liste « élargie » de 69 familles, comme pour la TVA.

  2. Les « importateurs grossistes » et les « enseignes de distribution » s’engagent à répercuter ces baisses dans leurs prix s’agissant de la famille restreinte des 54 produits – et non pas des 69 familles comme en ce qui concerne la TVA (premier hum…).

Mais surtout quid de leurs marges ? C’est subtil.

Elles seront « réduites en valeur par les mesures prévues dans le présent protocole, à travers un gel des taux de marge, à l’exclusion des supérettes ».

« Les enseignes de distribution et les intermédiaires auprès desquels elles s’approvisionnent s’engagent à répercuter sur les prix de vente l’ensemble des avantages financiers qu’ils obtiennent »7.

Un gel, ce n’est pas une baisse !

Aló sa sa vlé di ?

En première analyse, cela signifie que les opérateurs pourront maintenir leurs taux de marge existants, le long des 13 à 15 segments dont on a parlé comme constituant la chaîne logistique : transport, importation et commerce de distribution. Dont un bon nombre sont le fait de sociétés appartenant au(x) même(s) groupe(s) en lien à leur stratégie dite d’intégration verticale. Simplement, l’assiette de valeur sur laquelle ils appliquent ces taux sera amputée des baisses de fiscalité et de prix fournisseurs là où il y en aura. Donc, oui, en valeur absolue, les marges unitaires (par produit vendu) baisseront peut-être un peu… à la marge !

Et si par effet de baisse des prix, grâce aux dispositifs de fiscalité locale et nationale – ainsi que de l’aide au fret – ils peuvent accroître le volume de leurs ventes, alors ils verront le total en recette de leurs marges… augmenter !

On comprend mieux pourquoi Stéphane Hayot avait déjà proposé cette réforme en mai 2023 dans le cadre de la Commission d’enquête sur la vie chère.

Le député Johnny Ajjar était sur la même ligne dans son rapport publié quelques mois plus tard en juillet 2023, tandis qu’il précisa dans l’émission Politik Péyi en septembre de la même année que la baisse des prix de 10 à 20% pourrait concerner 30 000 à 35 000 produits – notons qu’il était alors proche, sans le savoir, de la future revendication du RPPRAC des 40 000 produits (tout l’alimentaire). Il terminait en disant qu’à défaut d’avancer, on risquait le « chaos social » (sic !)

C’est donc bien l’accord Hayot qui a été signé. Bel bonswè !

Le grand capital de la Martinique, avec le soutien des élus locaux et de l’Etat, a donc réussi son coup. Une leçon qui sera étudiée, à n’en pas douter, dans les grandes écoles de commerce comme étant du grand art, celui de faire payer les autres, ou de ne rien céder sur le fond, quand il s’agit de préserver ses profits massifs.

Si bèf ka mangé grenn’ mango, sé pas’ i konnet lajè bonday !

Ce grand capital a même profité de l’occasion, sous l’appellation des « acteurs économiques », associés sur ce point avec la CTM, pour demander à l’Etat, qui en a pris acte dans le protocole, un moratoire de 10 ans sur la création de surfaces alimentaires supplémentaires de plus de 1000 m2, à l’exclusion des surfaces existantes et à reconstruire.

Histoire de réduire la concurrence ? Celle dont pourtant la Martinique a tant besoin pour faire baisser les prix de manière plus franche et directe….

Pendant ce temps, l’accalmie observable sur l’île sera sûrement de courte durée : sé moun RPPRAC-la, yo pa ka joué (an téat ta la).

 

3Souvent considérés comme étant des produits de première nécessité.

4Notons que le protocole ne spécifie pas cette baisse : sera-ce une baisse jusqu’à un taux zéro ?

5On a entendu dire 2M€, puis 11M€…

6Programme d’Options Spécifiques à l’Eloignement et à l’Insularité, qui est le bras financier de la politique agricole commune dans nos RUP.

7Par ailleurs, « Les hypermarchés s’engagent à n’appliquer aucune marge excessive sur l’ensemble des produits de l’alimentation courante », et un engagement est pris par les enseignes de la distribution de communiquer à l’Etat les prix et les marges sur les produits concernés, ainsi que qu’un engagement incluant aussi les importateurs-grossistes pour communiquer à l’Etat toutes leurs données économiques ainsi que les sorties de caisse.