— Par Selim Lander —
Scotché, nous étions ! Mais que se passe-t-il donc en Martinique ? Pourquoi la grande salle de l’Atrium ne débordait-elle pas ce 30 mai 2015 ? Un samedi soir qui plus est – au jour et à l’heure où, traditionnellement, on « sort » ! –, alors que le programme était propre à réunir aussi bien les plus jeunes (le hip-hop) que les plus âgés (le bélé programmé en deuxième partie). Et pourquoi, surtout, la première partie n’a-t-elle pas suscité davantage d’enthousiasme de la part des spectateurs présents, alors qu’il s’agissait d’une représentation de classe internationale ? Certes, il y eut des applaudissements, et même nourris, mais ils se sont interrompus bien plus vite qu’ils n’auraient dû.
Scotché, nous étions: par Abstraction, la pièce de hip-hop. On se fait trop facilement des idées sur une pratique considérée souvent davantage comme un sport que comme un art. Tout le monde a vu, une fois ou l’autre, des adeptes de cette forme d’expression s’exhiber sur un coin de trottoir. On admire éventuellement la prouesse physique et, le plus souvent, on ne va pas chercher plus loin. Il est vrai que le hip-hop est un art de rue (ce qui est déjà en soi une lettre de noblesse), mais il est devenu bien autre chose. Des chorégraphes s’en sont saisis et l’ont intégré dans des pièces désormais montrées dans des festivals prestigieux. Le public martiniquais vient d’avoir l’occasion d’assister à la naissance de l’une de ces pièces. Manque d’information ou aveuglement, ce public n’était pas au rendez-vous, ou en tout cas pas en nombre suffisant compte tenu de l’importance de l’événement.
Le hip-hop était bien présent : acrobaties invraisemblables, rapidité inouïe, toutes les figures des hip-hoppeurs les plus aguerris étaient bien là, mais tellement intégrées dans la trame subtile de la chorégraphie de David Milôme, que l’on se trouvait, en réalité, confronté à une pièce de danse contemporaine magistrale, très très loin d’une simple démonstration de hip-hop.
L’art contemporain, comme l’on sait, est le plus souvent hermétique. Prenez un tas de charbon, par exemple. Qu’en déduisez-vous ? A priori rien de plus que ce qu’il est : un simple tas de charbon. Placez-le dans un musée, comme l’ont fait les tenants de l’Arte Povera, et ça devient plus compliqué : il va falloir interpréter. L’auteur aura son idée ; les spécialistes la même ou d’autres. Il en va ainsi, d’une certaine manière, avec la danse contemporaine, à ceci près qu’une pièce dansée n’est pas un tas de charbon : il y a une dimension esthétique, portée également par la musique, qui séduit ou pas. La beauté (comme la laideur, mais l’on est toujours dans l’esthétique) crée une émotion. Notons au passage que cette capacité à susciter l’émotion a longtemps été la meilleure définition de l’art (à ce titre, on pourra dire, par exemple, que le sermon d’un prédicateur éloquent et inspiré est une œuvre d’art). C’est l’apparition d’un certain art contemporain, basé sur le concept, qui empêche aujourd’hui que cette définition s’applique de manière générale.
Pour en revenir à Abstraction, le chorégraphe a bien un message à faire passer, qui est expliqué dans le programme de la soirée. Mais – contrairement au tas de charbon – il n’est pas nécessaire d’avoir lu le programme pour apprécier cette pièce. Et nombreux sont ceux, n’en doutons pas, qui soit auront découvert un sens différent de l’intention de l’auteur, soit n’auront pas eu besoin de chercher du sens pour se laisser emporter par la beauté des tableaux et des musiques. A propos de musiques, les programmes, ici et ailleurs, oublient trop souvent de mentionner les noms des compositeurs dont les œuvres constituent la bande son du spectacle. C’est d’autant plus regrettable que la musique est loin d’être un simple accessoire de la danse (dans la danse classique, c’est même parfois le contraire). Ce n’est pas le cas en l’occurrence, les musiques sont signées : Boogie Flaha et Mathias « Dj Mada » Darcq. Si on ne les écouterait pas nécessairement dans son salon, leur part dans la réussite d’Abstraction est incontestable.
Mais le temps passe et la patience du lecteur se lasse. Ajoutons simplement pour finir que l’idée des livres stylisés qui pendent du plafond avant d’être décrochés par les danseurs fonctionne parfaitement, comme la reprise de la même idée à la fin. Bravo également pour les costumes blancs au début puis noirs ensuite, qui participent nettement au changement d’ambiance entre les deux parties de la pièce. Quand même deux critiques subjectives que le chorégraphe prendra comme il voudra : 1) je me serais personnellement dispensé de jucher deux des danseuses sur des souliers à talon haut pendant la deuxième partie de la pièce ; 2) par ailleurs, l’inclusion d’un (bref) extrait du Discours sur le colonialisme de Césaire, à la fin, m’est apparue – ici du moins, en Martinique, où le Grand Homme est mis à toutes les sauces – superfétatoire.
Encore un dernier mot. La qualité du spectacle s’explique aussi – faut-il le préciser ? – par le talent des danseurs/danseuses. David Milôme est allé chercher quatre des meilleurs de la Caraïbe qui se produisent aux côtés de trois Martiniquais(es) et il a fort bien fait. Madinin’art l’a écrit à plusieurs reprises : la création en Martinique ne peut que gagner à se frotter à la concurrence.
À l’EPCC Atrium de Fort-de-France, le 30 mai 2015.
Postscriptum : Faute de mieux, nous illustrons cet article par l’affiche du spectacle, bien qu’elle ne l’évoque guère.