— par Janine Bailly —
Représentée une seule fois hélas à Tropiques-Atrium, la pièce « Abeilles » semblerait ressortir d’un théâtre de l’intime, et pourtant elle prend une résonance universelle tant elle touche à ce qui en nous reste primordial et constitutif de notre être au monde, je veux dire la famille, qu’on y soit fidèle ou qu’on s’en éloigne, ou que la vie contre notre gré nous en sépare.
Dans un décor minimaliste, ils seront quatre, quatre à se débattre, avec leurs sentiments, leur amours et leurs haines si proches, avec leurs fantômes et leurs rêves, avec les contingences matérielles aussi, auxquelles nul n’échappe, moins encore si l’on est d’un milieu modeste, que le père de famille, venu d’ailleurs, se retrouve désormais sans emploi — jamais on ne nous précisera le nom d’un pays d’origine, ce qui compte étant la notion d’exil —, que la mère doit se lever aux aurores pour un métier que l’on pressent humble et difficile, et que le fils, dans l’espoir d’échapper à la prédestination sociale, a choisi d’exercer une profession rémunératrice parce que dangereuse.
Deux espaces se concrétisent sous nos yeux, premièrement le champ de bruyères qui habille la falaise, figuré par le bord de scène, et la façon dont se penchent les deux comédiens pour regarder la fosse devenue mer nous aide à visualiser un lieu battu par les vents, propre au surgissement des orages. Un orage qui ne tardera pas, celui qui écorche le père et le fils, les écartèle, chacun dans la fureur laissant couler le flot des reproches, d’une génération à l’autre, celle des vaincus — et je songe, quand le père exprime la souffrance d’être sans travail, d’avoir été humilié, d’avoir dû baisser la tête, à la complainte Les mains d’or, de Bernard Lavilliers —, celle des conquérants qui dans leur arrogante jeunesse croient avoir le monde ouvert devant eux, et se pensant aptes à le mieux construire que leurs géniteurs, prétendent en rompre les amarres. Puisqu’aussi bien il faut un jour que « les enfants s’échappent » ! Mais d’abord, cet orage d’âpre bataille au sol, où dans les cris puis l’obscurité tombée les deux corps se mêlent en une chimère monstrueuse ! Combat dont le fils ne reviendra pas, sans que nous sachions ce qu’il est advenu de lui…
L’autre lieu est celui de la maison, délimité par des tapis sur lesquels souvent on se posera pour se dire, un espace chichement meublé, si ce n’est d’un lustre assez riche en comparaison à d’assez pauvres meubles, et que les comédiens feront se balancer, aller et venir dans son grincement, créant des jeux de lumière qui délimitent des ombres et des clartés. Un lieu clos qui semble être plus souvent, mais pas seulement, l’apanage des femmes, mère et fille en un affrontement plus classique d’adolescente qui parle net et se vit dans l’admiration du frère aîné, son héros noble et généreux ! Un lieu de solitude aussi, quand le père attablé sans nul autre s’adresse aux absents, ou encore dessine avec les assiettes qu’il déplace de mélancoliques figures géométriques !
Ombre et clarté, sur ce fil se joue l’histoire, qui nous éclaire sur une situation précise, le prétexte au drame étant explicité : offensé dans son dénuement par le cadeau que le fils fait à sa sœur cadette, à savoir un smartphone de valeur, le père fera éclater, en même temps que l’objet écrasé sous le pied, la cellule familiale. Il y aura plus tard cette scène d’explication devenue inévitable, où « Elle » nous fait face tandis que « Lui » la regardant et lui parlant nous donne le dos ! De même sommes-nous, par une bande-son délicate, conduits à comprendre ce qui oppose symboliquement les deux éléments masculins de la famille : bourdonnements d’abeilles, et l’on sent l’essaim menaçant depuis les coulisses, cet essaim que le père dit avoir été chercher autrefois au péril de sa vie, sans protection, au creux haut de la falaise, pour le vendre cher, ce « miel à la saveur marine », et ainsi mieux faire vivre sa famille ; bruits des éoliennes qui tournent sur la mer, bruits obsédants et que certains rapprochent des infra-sons, bruits des pales lourdes qui peuvent, dira le fils, vous arriver en « une claque dans la face » quand, agrippé tout en haut — à la différence de votre père prétendument suspendu au milieu de la falaise, vous êtes encordé — vous avez pour mission de les accrocher au mât.
Ombre surtout quand arrivé aux saluts le spectateur reste avec ses questions, et sort de la salle hanté par la figure du fils : que lui est-il vraiment arrivé, à celui-là qui revient, fantôme sur la scène, rêve dans la tête des trois autres, disparu pour qui on émet des hypothèses, et qui lui-même par sa parole et sa danse nous guide sur d’autres chemins ? Est-il allé, ainsi que le suggère un message reçu par l’adolescente, chercher le miel à lui offrir pour son anniversaire ? Mais encordé puisque c’est « son métier », aurait-il chuté en dénichant au creux de la falaise l’essaim d’abeilles ? Est-il plutôt parti « faire la fête » à Berlin avec une bande d’amis ? Est-il quelque part, la mère en est sûre, ce fils né de son ventre « existe quelque part » ! Serait-il tombé victime de la lutte avec son père, et on chercherait désespérément à deviner son corps sur la mer ? La mer, objet de méditation et rêveries solitaires pour le père, mais devenue surface à planter des éoliennes et à faire « qu’il n’y ait plus de mer », dira-t-il ! Et quel est donc ce coup de fil final, qui au bord du précipice le retiendra à l’orée d’un geste que l’on pourrait craindre fatal ?
La ruche enfin, omniprésente, enjeu d’une lutte de pouvoir et d’affirmation de soi entre père et fils : les abeilles éponymes du titre « ne sont pas des insectes », mais d’infatigables travailleuses, exploitées à l’image du père quand on vient leur dérober le miel, fruit de leur labeur ; pareillement elles sont semblables au fils, quand elles se montrent acharnées à revenir sans cesse à la falaise, qu’elles sont les « gagnantes » et que toujours elles rebâtissent l’essaim !
Texte de Gilles Granouillet, mise en scène de Magali Léris
Fort-de-France, le 17 mai 2019
Photos Paul Chéneau