« Abeilles » : de la désaffiliation

Si le centre est stable, alors la famille est soudée.

Ngugi wa Thiong`o

— Par Roland Sabra —

Père et fils au bord de la falaise. Ils y sont depuis longtemps. Bien avant que la pièce commence. Il y a du Dédale, Icare et Thalos dans cette histoire de rivalité qui rappelle que le père règle avec son fils ce qu’il n’a pu résoudre avec son propre père. La haine vis à vis du fils peut se manifester par l’indifférence ou la jalousie. Car le père est jaloux de celui qui aura le courage, le talent, ou simplement l’occasion de prendre sa place, dans l’ordre structural des choses. Le père en l’occurrence, est d’un ailleurs indéfini mais qui se devine, d’un pays où domine la structure familiale patriarcale. Il est arrivé en France, pays dans lequel celle-ci est remise en cause. Il est au chômage. En voie de désaffiliation, comme le théorise Robert Castel, c’est-à-dire «écarté des réseaux producteur de la richesse et de la reconnaissance sociales.». Quand le père, pilier de la maisonnée, ne se lève plus le matin, traîne au lit, que reste-t-il de son autorité ? Le chômage comme arme de destruction massive. Les drames que traversent des populations suburbaines en attestent.

Père et fils aux antipodes. Tandis que le père est au plus bas de l’échelle sociale, sans boulot, le fils lui se hisse au sommet des éoliennes et les répare. A l’heure de la pause son père vient le voir. Diminué, face à son voltigeur de fils, il s’invente un personnage héroïque, celui récolteur de miel mettant sa vie en danger en escaladant des falaises pour rapporter le précieux butin qui nourrissait la famille. Une tentative pour se ré-hausser, pour faire naître la fierté dans le regard du fils qui fait semblant d’y croire. «  Mon père, sa vie l’a rendu minuscule ». Mais on le sait, les non-dupes errent. Le fils fuit entre bord de mer et Berlin, la ville martyre autrefois divisée et aujourd’hui réunifiée. L’échange est un dialogue de sourds. Il ne s’entendent pas. Et puis il y a la fille qui fête ses quinze ans. Elle attend son frère le jour de son anniversaire. Il lui a promis un smartphone d’une valeur bien supérieure à ce que père et mère pourront offrir. Le père se sent humilié. La dispute jusque là en mode mineur, éclate, surgit du plus profond de leurs tripes. Des coups partent, pleuvent. Le frère n’en reviendra pas. Il est parti. Il ne reviendra plus. C’était au bord de la falaise…

Et pourtant il sera là, présence d’une absence, lourde irrémédiable, insistante dans l’envahissement des consciences minées par les non-dits, la honte , le poids du silence et de la mémoire. C’est avec le fantôme du fils sur la nuque, que père, mère et fille vont aller d’errances, en élans avortés, de riens misérables en tendresses mortes de n’avoir pu se dire.

Mère et fille en miroir. La plus âgée sous la coupe ébréchée et vacillante d’un patriarcat démonétisé élude la question de savoir ce qui la retient auprès de ce mari déclassé. La peur  d’une solitude plus profonde, d’une misère plus grande? C’est homme elle l’a aimé, quand homme il était. Elle vivra de ce souvenir. « Chez ces gens-là on ne se sépare, Monsieur ». Face à l’image d’un père déchu en voie d’infantilisation, l’adolescente construit et consolide la figure glorieuse d’un possible substitut. « Mon frère ce héros ». Y croit-elle vraiment? On ne sait. La masculinité est une construction si fragile!  Ses velléités de révolte tombent vite sous l’éteignoir d’une incise maternelle prenant la forme d’une remise au pas: « Que tu le veuilles ou non, le monde a commencé bien avant toi. » Où comment les mères entrainent leurs filles  à l’école de la résignation, à la soumission dans une tentative désespérée de justifier la leur. L’émancipation des filles vécue comme une défaite maternelle semble un reflet de la problématique père/fils.

L’écriture de Gilles Granouillet balance entre monologues saisissants, silences éloquents et dialogues ponctués d’’humour. Elle est délicate et poignante. Économe elle invite à un jeu construit sur le minimum, la retenue, le rien. La parole répond à une nécessité. Elle ignore le bavardage. Les mots sont simples, au plus près d’une vérité qui cherche à se dire dans la pudeur qui habite la maisonnée. Les mots manquent pour dire les sentiments. Le père demande à sa fille de détourner les yeux quand au sortir du canapé où il s’était endormi il veut repasser son pantalon.

Les comédiens épousent le texte au plus près de ce qu’il dit mais aussi et surtout de ce qu’il laisse entendre. Exceptée la bagarre entre fils et père les gestes sont réservés, ébauchés suggérés plutôt qu’accomplis. Et la violence qui déchire la famille n’en est que plus insoutenable par ce qu’elle renvoie à une quotidienneté, à une banalité oppressante dans sa généralité.

La nudité du plateau avec une table, un pouf, un jeu de tapis est le fidèle reflet du texte par là même mis en valeur. Rarement au théâtre scénographie, jeu d’acteurs, lumières et bande son n’auront fonctionné en telle harmonie.

Que cette pièce de grande qualité ne se soit pas jouée à guichet fermé, qu’elle n’ait été programmée qu’un seul soir, pose, au-delà des aléas d’un foisonnement de spectacles propre au mois de mai, la question de la politique de communication du CMAC, pardon de Tropiques-Atrium. Il y a sans doute des choix, ou des laisser-faire à mettre en cause.

Fort-deFrance le 18/05/19

RS