Si l’ouvrage est sous-titré « roman » en page de couverture, il est défini comme un « organisme narratif » en première page du livre, soulignant ainsi une intention narrative particulière de l’auteur. En effet, le narrateur de l’histoire n’est pas censé être l’auteur lui-même, celui-ci donne la parole à un témoin des événements qui aurait rapporté les faits à l’auteur. C’est seulement à la fin du récit que Chamoiseau prend la parole évoquant sa visite chez ce narrateur, un homme très âgé qui lui a raconté des événements fort anciens. Distanciation donc par rapport à un récit qui ne laisse pas de surprendre par son aspect partiellement ésotérique. Le personnage central est un vieux conteur martiniquais que le narrateur a connu mais qui un jour a disparu et dont on ne sait s’il vit encore. Quelques personnes du village se mettent à sa recherche escaladant une montagne, traversant une jungle où le vieux conteur aurait pu se retirer. Le héros du récit est donc caractérisé par son absence et les traces que sa Parole ( on verra pourquoi il faut mettre une majuscule) a laissées dans l’esprit de ses auditeurs. On ne peut éviter de penser aux quatre évangélistes qui des décennies après la disparition de Jésus se mettent en quête de sa Parole !
Le titre de l’ouvrage « Le vent du nord dans les fougères glacées » ne cesse d’intriguer et nous n’aurons pas de réponse précise à la lecture de l’ouvrage, mais ce phénomène atmosphérique dans le nord de l’île tropicale de la Martinique est caractéristique de cette région où se déroule le récit, celle des « mornes », petites montagnes où les derniers indiens caraïbes puis les « esclaves marrons » fuyant les plantations des colons ont trouvé refuge. Ils y survivront jusqu’à maintenant, vivant sur de petits jardins, les femmes pratiquant l’art ancestral de la vannerie, de la confection d’éventails et de paniers. Traversant cette région moins peuplée que le reste de l’île, le voyageur y ressent une certaine tristesse peut-être influencée par le nom même de ces montagnes. Et c’est bien aussi cette tristesse qui est exprimée au début du roman avec l’évocation de ce paysage et d’une population longtemps exclue, condamnée, réprouvée. La mort y est une présence obsédante et le rôle du grand conteur est précisément de parler aux survivants lors des funérailles. Son art sera de redonner vie aux survivants par la Parole que l’on peut identifier au « Vent du Nord » qui devient alors symbole de spiritualité et d’espoir. Chamoiseau le dit dans une courte interview : il aime le vent du Nord, symbole non plus de tristesse mais d’une vie nouvelle par la Connaissance ( co-naître) .
Depuis longtemps Chamoiseau s’intéresse aux conteurs de la Martinique. Il en parle dans son ouvrage « Écrire en pays dominé »(1997): « Le Conteur n’était pas sous tutelle d’un Sacré, mais d’une valeur psychique qui les rassemblait tous, les relativisait : ces Sacrés perdaient leurs verticales originelles et fonctionnaient étales par traces proliférantes. Étonnante fondation, je découvrais en moi l’étonnante fondation. ». Son ouvrage de 2021 « Le Conteur, la Nuit et le Panier » serait une préfiguration de l’oeuvre dont il est ici question ( ouvrage que je n’ai pas encore lu)
Et voici maintenant dans les magnifiques pages où est évoquée à travers la figure de Boulianno Nérélé Isiklaire, une véritable théorie de l’essence du conte, de ses origines et de de son développement dans la micro-société d’un village. L’origine de la Parole du conteur, dit paradoxalement le narrateur, c’est le corps ! En effet, les Africains jetés dans les bateaux négriers où l’on séparait sciemment les capturés d’une même ethnie, n’ont plus eu au départ de langue de communication verbale entre eux, il ne leur restait plus que le corps pour s’exprimer. C’est ainsi que la Parole africaine dont le corps et la danse constituent un élément essentiel a pu passer aux Amériques. Le conteur a commencé par danser puis peu à peu le langage verbal, le récit a pu se constituer mais toujours accompagné par le langage corporel, la démarche, les mouvements jusqu’à la danse qui accompagne et structure le récit. Le corps du conteur est déjà un récit qu’une parole de plus en plus complexe accompagne pour aller jusqu’à la Parole, le message existentiel ou spirituel. Ce que fut ce message, nul témoin ne peut le dire clairement, mais tous en furent transformés et c’est bien pourquoi les habitants s’inquiètent de la longue absence de Boulianno et vont se mettre à sa recherche. Quelque chose leur manque, le message spirituel du conteur par lequel ils ont été touchés, transformés sans tout à fait le comprendre. La Parole ultime est obscure à l’esprit ordinaire, cependant elle exprime une vérité existentielle, une lumière dont chacun reçoit un éclat. Seul, Bébert, ancien enseignant, féru de cosmologie fait des tentatives de rapprochements entre la vision scientifique du cosmos et la Parole du Conteur.
Une jeune femme étrangère au village arrive un jour et s’installe chez l’habitant. Elle est métisse et se dit chercheuse en ethnologie, elle voudrait faire une recherche au sujet de Boulianno. On la reçoit aimablement mais sans plus. On se méfie d’elle. Voici qu’un jour, elle déclare même qu’elle veut devenir conteuse. C’en est trop ! Une conteuse ? Cela n’existe pas. Le conte, c’est une affaire d’hommes selon l’immémoriale culture locale. On finira par lui donner un sobriquet : « l’anecdote », on ne se doute pas encore qu’elle va jouer un rôle décisif dans la recherche de Boulianno, ou plutôt de son esprit, c’est-à-dire de sa Parole.
Second sommet du récit, si je puis dire, après l’élucidation de la Parole du conteur c’est l’ascension de la montagne où un groupe de villageois – toujours accompagné de l ‘ « anecdote « – croit pouvoir retrouver le vieux conteur dans l’une des cases abandonnées de la montagne. Ascension symbolique en trois étapes qui pourrait rappeler les trois degrés d’une initiation à un pouvoir spirituel ( apprenti -compagnon -maître). Les participants ont-ils franchi l’accession à la Maîtrise, sont-ils devenus Maîtres eux-mêmes de la Parole tandis que le vent du Nord se lève ? L’avenir dira s’il y aura encore en Martinique de véritables conteurs ?Mais peut-être y en a-t-il désormais au moins un : c’est Patrick Chamoiseau lui-même ! Merveilleux conteur qui crée sa langue à lui, un français piqueté de tournures créoles qui revivifient notre langue en un style, un rythme particulier qui joue avec le dicible et l’indicible.
Au sommet de cette ascension, la jeune ethnologue n’est plus « l’anecdote », elle devient Anaïs-Alicia Carmélite qui, sur son ordinateur, fait entendre les récits du monde entier, le grand vent du Nord : le Kalevala, l’Illiade et l’Odyssee, les Mille et une nuit, la Bagavad Gita, le Mahabharata, l ‘épopée de Soundja Keïta, le chant d’une jeune fille dogon qui dit avoir une très grande bouche etc, etc… La quête de la Parole est de tout temps et est universel, d’une Parole qui dirait à la fois le fond de l’univers et le fond de l’âme humaine comme l’évoque le poète romantique allemand Novalis dans ce conte inachevé « Les disciples à Saïs » : un groupe de disciples s’étaient réunis autour d’un maître qui leur apprenait à lire les choses de la nature et à y retrouver l’esprit divin, la Parole en toute chose. Puis les disciples partirent vers le temple de Saïs en Égypte pour une ultime initiation . La déesse dans le sanctuaire avait le visage voilé. Le narrateur-disciple souleva le voile et que vit-il ? …. Lui-même, son propre visage ! La connaissance du monde est la quête de soi.
Ce roman de Chamoiseau nous emmène très loin, d’un humble coin de la Martinique vers l’universelle condition humaine. C’est un roman sur l’être humain dans ce qu’il a de plus profond, une histoire racontée d’une manière très concrète dans un milieu très localisé tout en s’ouvrant avec la jeune ethnologue au grand vent de l’esprit universel. Mais ce ne serait pas là un universel abstrait comme la France a voulu l’imposer aux peuples colonisés mais une ouverture sur la diversité des cultures, une fraternité à travers une « créolisation » comme l’a théorisée Edouard Glissant .
Une citation prise au hasard pour évoquer la saveur de la langue de l’auteur et pour ne pas se refuser ce plaisir de lecture :
« Un soir de veillée, quand Alberrie Libocèdre s’écria soudain au bout de sa parlure : tiré mwen la ! …, et que l’assistance poursuivit en choeur : konté, konté ! …Il n’avait pas commencé sa petite ronde d’attente que, déjà, j’étais debout, dedans le cercle des flambeaux, piétinant son sillage, entamant dans l’inconscience de ce jeune temps mes salutations angéliques «. Ne pas rater ce plaisir de lecture et de pensées ! Plaisir de dépaysement et en même temps de retour à soi au plus profond.
Michel Pennetier, germaniste, visiteur à la Martinique