— par Inès de Rousiers, le 16 juillet 2020, sur Le Portail des Outre-mer —
À l’occasion des vingt ans du rapport de Bernard Cerquiglini, intitulé Les langues de la France¹, la revue universitaire Glottopol (revue de sociolinguistique en ligne) a publié un dossier sur les langues régionales françaises. Véronique Bertile², juriste réunionnaise, y a signé un article sur le statut juridique des langues dans les Outre-mer.
Amoureuse passionnée des langues, Véronique Bertile (Maître de conférences en droit public, Université de Bordeaux) est tombée toute jeune dans la marmite de la diversité linguistique française. Née à La Réunion, elle a toujours connu deux langues : le créole réunionnais et le français. L’une est sa langue de cœur, l’autre celle de la sphère publique, intimement liée à la réussite sociale. Selon la juriste, les langues utilisées couramment en Outre-mer sont boudées par une France qui ne reconnaît qu’à demi-mot sa diversité linguistique. Une situation génératrice d’inégalités sociales.
Entretien : « Il faut arrêter avec le mythe d’une France unilingue »
►Quel rapport entretenez-vous avec les langues parlées en Outre-mer ?
Mon intérêt pour ces langues vient du croisement entre mon histoire personnelle et mes recherches. J’ai deux langues maternelles : le français et le créole réunionnais. J’ai donc grandi dans un environnement complètement bilingue. Ces deux langues racontent mon histoire, ma culture, mes racines et me lient à ma famille. Je ne pourrais pas renoncer à l’une d’elles. Elles ont coexisté de façon harmonieuse en occupant des fonctions différentes.
Le français est la langue officielle, celle de l’école, de la réussite sociale. Le créole c’est vraiment la langue du cœur, la langue des tripes. Mes parents me parlaient en français et quand ils voulaient m’engueuler ou me dire qu’ils m’aimaient, c’était en créole.
Mon intérêt pour les langues vient de cette histoire personnelle et je l’ai par la suite nourri par mes réflexions sur l’identité, l’acceptation de l’autre, la différence. Plus largement, toutes les langues sont pour moi un sujet de fascination. J’ai la conviction qu’elles portent toutes une part de la vérité du monde.
►Quelle place tiennent ces langues en Outre-mer ?
Dans son rapport réalisé en 1999 à la demande du Premier ministre de l’époque, Lionel Jospin, Bernard Cerquiglini recense 75 langues en France, dont 54 en Outre-mer. Elles sont dans des situations très différentes, certaines sont en voie d’extinction. Mais d’autres sont très vivantes sur les territoires où elles sont parlées. Elles se transmettent de générations en générations et sont même parfois les seules langues maitrisées par certains locuteurs, contrairement aux langues de l’Hexagone, comme le Breton, qui ne sont plus très vivantes et ne se transmettent plus de façon générale.
►Le Français n’a donc pas réussi à s’implanter totalement dans ses territoires d’Outre-mer…
Le français s’est implanté partout en Outre-mer. C’est la langue officielle, celle de l’administration, de l’école… Maintenant, le français n’a pas remplacé et n’a pas fait disparaître les langues locales, heureusement ! Plusieurs facteurs l’expliquent : l’éloignement dans un premier temps. Plus on s’éloigne de Paris, plus on a des chances d’entendre d’autres langues. C’est vrai pour le Breton et le Ch’ti par exemple. C’est encore plus vérifié dans les Outre-mer. Deuxième raison, l’insularité (à l’exception de la Guyane) donc il y a des beaucoup d’échanges, mais aussi de l’isolement. Autre facteur : la pauvreté. D’après mes recherches, il y a une corrélation entre maîtrise du français et classe sociale. Plus vous êtes pauvres, moins vous maîtrisez le français, plus vous parlez une langue régionale. Il y a un taux de pauvreté important dans nos Outre-mer. Dans les classes les plus démunies, le français n’a pas pénétré.
►Comment la France considère-t-elle les langues d’Outre-mer ? Quel est leur statut juridique ?
En droit des langues, il existe plusieurs statuts. L’ultime, c’est celui de langue officielle, ce qui est le cas pour le français. Ensuite, on peut décliner jusqu’au bas de l’échelle où l’on trouve des langues sans aucun statut. Elles restent cantonnées à la sphère privée. Or les linguistes ont démontré que si le droit cantonne la langue à la sphère familiale, elle meurt. Et cela a été la position de la France pendant très longtemps. Dans le droit français, les termes “langues régionales” et “langues de France” existent mais ne sont pas précisément définis. Pourquoi ce flou ? Parce que juridiquement la France ne reconnaît pas de minorités sur son territoire. Donc elle est mal à l’aise lorsqu’il s’agit de nommer les langues parlées par les “minorités”.
La France est restée sur une image d’elle-même figée à 1789. C’est une France blanche, catholique, unilingue… Il y a dichotomie entre ce que la France croit qu’elle est, et ce qu’elle est vraiment. Elle ne peut pas dire “je suis pour une diversité linguistique” et ne reconnaître que le français.
Mais le droit évolue et commence à reconnaître les langues régionales. Après la Seconde Guerre mondiale, le droit français a pris quelques mesures. Elles concernent surtout le domaine de l’enseignement où l’apprentissage des langues est possible. Seulement, il est facultatif à la fois pour les élèves mais aussi pour l’école. L’établissement scolaire peut décider si la langue de la région sera ou non au programme.
Ces mesures restent donc très insuffisantes. Les sociolinguistes diront que ça ne l’est pas pour assurer la survie de la langue. Moi je suis juriste et ce qui m’intéresse ce sont les droits des locuteurs, ceux qui parlent ces langues. Et ces mesures ne suffisent pas non plus pour permettre aux locuteurs en Outre-mer de percevoir leurs droits comme n’importe qui, qui parlerait uniquement français.
►Justement, dans votre article vous abordez les questions d’inégalités liées à ces mesures que vous jugez incomplètes…
Outre le symbole, qui est important, donner un statut juridique à une langue peut être motivé par plusieurs raisons : des raisons culturelles pour préserver un patrimoine, des raisons politiques, des raisons scientifiques. Mais la plus importante à mes yeux est relative aux droits et libertés. Encore une fois, dans certains territoires, il y a des personnes qui maîtrisent uniquement les langues parlées en Outre-mer. Quelle liberté d’expression pour des locuteurs qui ne peuvent pas s’exprimer dans leur langue ? Quel accès à la justice si vous ne comprenez pas la langue du procès ? Quel droit à l’éducation si vous ne comprenez pas la langue dans laquelle cette éducation vous est donnée ? Quel droit à la santé quand vous ne comprenez pas la langue dans laquelle vous parle votre médecin ? Le devoir de connaître le français, langue officielle, ne doit pas pour autant nier ces droits-là. Il faut en finir avec le mythe d’une France unilingue : il faut arrêter d’opposer le français et les langues régionales. Cette fiction est fausse et cela crée des problèmes en terme de droits fondamentaux.
►Quel serait, selon vous, la solution à adopter ?
La solution à adopter serait une reconnaissance des langues d’Outre-mer dans la sphère publique. A l’école, d’abord, en priorité : que les élèves soient accueillis dans leur langue maternelle, que celle-ci ne soit non pas seulement une langue enseignée facultativement mais également une langue d’enseignement. Au tribunal, que les prévenus qui ne maîtrisent pas suffisamment le français puissent être assistés d’un interprète. De même dans les hôpitaux et, plus largement, dans les services publics. Il ne s’agit pas là de concurrencer le français ou, pire, de le remplacer mais bel et bien de prendre conscience de la situation individuelle de certains locuteurs et de leur permettre tout simplement d’exercer véritablement les droits qu’ils ont en tant que citoyens français, où qu’ils soient sur le territoire de la République. Je ne parle pas nécessairement d’officialité pour les langues régionales, sans arriver à ce statut « ultime », plusieurs politiques sont possibles, plus ou moins audacieuses. Il faut sortir de la vision manichéenne stérile du tout ou rien.
À l’échelle locale, il est également possible d’agir. Il faut savoir que les langues sont de la compétence des collectivités territoriales. Ainsi les statuts des langues d’Outre-mer varient d’un territoire à l’autre. Le statut de la Polynésie française protège les langues polynésiennes. En Nouvelle-Calédonie, l’accord de Nouméa protège les langues kanaks. Ces langues, non pas par le droit français des langues régionales mais par le statut de leur territoire, se voient protégées avec un enseignement des langues qui est favorisé.
Liste des langues parlées en Outre-mer (source : ministère de la Culture)
Guadeloupe : créole guadeloupéen
Guyane : créole guyanais, saramaka, aluku, njuka, paramaka, kali’na, wayana, palikur, arawak, wayampi, teko, hmong
La Réunion : créole réunionnais
Martinique : créole martiniquais
Mayotte : shimaoré, shibushi
Nouvelle-Calédonie : 28 langues kanak : nyelâyu, kumak, caac, yuaga, jawe, nemi, fwâi, pije, pwaamei, pwapwâ, langues de Voh-Koné, cèmuhi, paicî, ajië, arhâ, arhö, ‘ôrôê, neku, sîchë, tîrî, xârâcùù, xaragurè, drubéa, numèè, nengone, drehu, iaai, fagauvea
Polynésie française : tahitien, marquisien, langue des Tuamotu, mangarévien, langues des Îles Australes
Wallis et Futuna : wallisien, futunien
- Les Langues de la France, 1999, Rapport au ministre de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie et à la ministre de la Culture et de la Communication.
- Fille de Wilfrid Bertile, qui fut maire de Saint-Philippe de 1971 à 1989 et député socialiste de La Réunion de 1981 à 1986.