À propos des conséquences d’un traumatisme colonial

— Par Jeanne Wiltord, psychiatre, psychanalyste —

Cénacle du festival culturel de Fort-de-France Juillet 2020-07-02

Remerciements au SERMAC et à la municipalité de Fort-de-France.

Après un temps médiatique où nous avons pu voir une accumulation d’images et de vidéos du déboulonnage, le 22 Mai jour de la commémoration de l’abolition définitive de l’esclavage en Martinique, des statues qui représentaient Victor Schoelcher dans l’espace public martiniquais, le Cénacle du SERMAC nous propose un temps, nécessaire. Il s’agit de prendre en compte la complexité de ce que peuvent nous donner à lire ces déboulonnages des statues du personnage politique français qui a joué un rôle central dans le vote à Paris des décrets de l’abolition immédiate de l’esclavage en 1848. Avant même l’arrivée de ces décrets aux Antilles, de violentes émeutes d’esclaves avaient contraint le gouverneur de la Martinique à proclamer l’abolition immédiate.

D’autres déboulonnages de statues situées dans l’espace public ont suivi ceux de Victor Schoelcher depuis mon intervention. Donnés à voir dans le monde entier ils trouvent sur les réseaux sociaux une visibilité incomparable.

Les déboulonnages des statues de personnages liés à la colonisation et à l’esclavage, ont eu lieu dans plusieurs villes des anciennes puissances coloniales européennes après la mort de George Floyd, afro-américain étranglé par la violence d’un policier Blanc lors de son arrestation aux Etats-Unis.

Télécharger le texte de l’intervention en pdf


Ce que peut apporter la psychanalyse à la réflexion.

La psychanalyse n’est pas un guide de bonne conduite sociale. Mais elle nous aide à introduire une rupture dans le sens établi de nos propos et de nos actes pour y réfléchir.

Elle nous aide à prendre en compte que du fait de parler, ce que nous pouvons faire ou dire de façon consciente est déterminé dans un autre espace de pensée que celui de la réalité consciente.

Un être humain c’est un être qui parle.

Kouté pou tenn, tenn pou konprenn. Pawol pa ni koulè1.

C’est la parole qui fait notre dignité d’humains. C’est la parole qui nous permet de faire entendre nos désirs, de participer à des débats, de faire entendre ce que nous pensons. C’est avec la parole que nous ne réduisons pas nos désaccords à des affrontements physiques ou à des injures.

La principale conséquence de l’humanisation d’un être humain c’est, parce qu’il parle, d’avoir perdu le savoir programmé de l’instinct des animaux.

Cela a des conséquences considérables sur nos relations avec les autres, sur la représentation que nous avons de nous même, sur la sexualité humaine qui s’en trouve « dénaturée ».

Pour parler nous avons accepté de soumettre nos sensations, nos pulsions, aux lois qui organisent le langage, système symbolique étranger au vivant, qui nous humanise mais dont la fonction symbolique de représentation ne peut pas dire tout. Parler laisse un « reste », inassimilable par le symbolique. Si je parle de fleurs, des fleurs ne me sortent pas de la bouche. Et du fait même d’en parler, « quelque chose » des fleurs, un « reste » ne passe pas dans les mots que je prononce.

L’acte de parler qui fait de nous des humains, nous installe dans un paradoxe : la parole structurée par le langage ne peut pas dire tout des choses. Il en résulte une souffrance, un mal être, une insatisfaction, qui sont inhérents au fait même de parler. 

Il est fréquent en Martinique de renvoyer à des « séquelles de l’esclavage », ce qui ne va pas dans certains comportements ou dans certaines manifestations sociales.

Nous avons à nous demander en quoi une réalité historique, la colonisation esclavagiste racialisée qui a donné naissance à la société martiniquaise, continuerait de participer de notre mal-être singulier et du malaise social actuellement repérable ? En quoi un système d’asservissement qui visait à déshumaniser les femmes et les hommes réduits en esclavage et transbordés d’Afrique comme marchandises il y a plusieurs siècles, continue de participer du malaise des femmes et des hommes dont l’histoire singulière s’est trouvée prise dans l’histoire coloniale esclavagiste racialisée ?

Notre dette.

Nous avons à reconnaître notre dette envers nos ancêtres qui ont été réduits en esclavage : ils ont résisté au système qui visait à les déshumaniser. Nous leur devons d’avoir pu parler et d’avoir ainsi sauvé leur dignité d’êtres humains.

Les recherches des historien.ne.s sont nécessaires et importantes parce qu’elles peuvent nous faire entendre leurs voix que l’Histoire officielle a prétendu maintenir hors humanité en les réduisant au silence.

Avec notre regretté Jean Bernabé, linguiste, professeur à l’Université des Antilles et de la Guyane, des psychanalystes ont mis au travail en Martinique et en Guadeloupe les conséquences subjectives et sur le lien social qu’a eu la CER, sur le rapport à la parole et au langage dans la société martiniquaise.

Un acte ?

– Certain(e)s ont pu revendiquer le déboulonnage des statues de Schoelcher comme acte.

Au sens que lui donne la psychanalyse, un acte vient à la place d’une parole qui ne peut pas se dire. Parce que celle ou celui qui fait cet acte n’a pas trouvé à qui adresser sa parole ou parce que celle ou celui à qui cette parole s’est adressée n’a pas pu se constituer comme lieu pour l’entendre et y répondre. C’est un reproche qui a été adressé aux responsables politiques par les jeunes activistes confrontés aux conséquences de l’empoisonnement des sols par un usage du chlordécone, maintenu aux Antilles plusieurs années après qu’il était interdit en France continentale et en désarroi par l’absence de perspectives de travail en Martinique.

Lire aussi : Martinique : Histoire & Mémoire

Un acte court-circuite la parole et la pensée, mais il pose toujours une question. C’est pour cela que sa lecture est nécessaire pour retrouver les mots qui n’ont pas pu être dits ou entendus de ce qui a été agi.

– Est-ce que déboulonner les statues de Schoelcher d’une position d’exclusivité dans l’espace public martiniquais, aurait visé à briser un imaginaire collectif où cet homme politique était maintenu comme celui qui aurait « donné » la liberté aux esclaves. Des générations d’enfants de l’école publique ont chanté « La montagne est verte » :

« Grâce à, grâce à Schoelchè ki banou l’abolision de l’esclavaj, grâce à, grâce à Schoelchè si jôdi nou ni la libèté ki si chère a nou ».

En déboulonnant les statues de Schoelcher enfants et petits-enfants auraient-ils adressé aux générations précédentes, un acte de désaccord et de refus ?

Désaccord d’une représentation où les ancêtres réduits en esclavage sont maintenus comme une masse servile soumise, anonyme et rendue invisible dans l’espace public.

Refus de continuer à marquer d’un poids de honte ces ancêtres et tentative pour faire place dans l’espace public aux noms de celles et de ceux que l’histoire officielle a voué à l’anonymat, au silence et à l’acceptation passive de leur condition d’esclaves.

Supprimer la représentation de l’un interviendrait alors comme une condition pour donner place aux noms des autres.

Une coexistence serait ainsi impossible dans l’espace public ? Cette impossible coexistence fait entendre une rivalité imaginaire, celle qui fonctionne sur le mode exclusif du « ou toi ou moi ». C’est un mode de rivalité très habituel dans les relations sociales aux Antilles et nous savons qu’elle mène à une impasse.

Ce mode imaginaire de rivalité indique la défaillance d’un élément symbolique où la parole permettrait de maintenir une relation qui pourrait trouver une autre issue que la casse de l’un ou de l’autre. 

La problématique du nom.

Les êtres humains ont deux façons de s’identifier :

– une identification symbolique, processus qui trouve ses fondements à partir du langage. Elle permet à un individu de parler en son nom, de soutenir un désir en son nom, sans d’abord chercher à plaire au regard des autres.

– une identification imaginaire qui rassemble du même. Un individu peut la trouver dans un groupe qui le soude aux autres. « Nous les Untel», Nous les Noirs/nous les Blancs…

Si la psychanalyse porte un intérêt particulier au nom, ce n’est pas parce qu’un nom désigne un individu dans la réalité, mais parce que le nom a une dimension inconsciente qui est décisive au plan singulier pour assurer l’identification symbolique inconsciente.

La problématique du nom ne cesse pas de poser une question qui est restée en souffrance dans la société martiniquaise où le nom renvoie à la déportation des femmes et des hommes réduits en esclavage et à la transmission des noms de famille en Martinique. Donner un nom, nommer quelqu’un c’est le reconnaître dans une dimension symbolique, pas à partir de la couleur de sa peau.

Les sociétés des premières colonies de la France sont nées d’une colonisation esclavagiste inédite intrinsèquement liée à la première mondialisation du capitalisme marchand.

Maîtres et esclaves n’étaient pas autochtones. Quand ils sont arrivés en Martinique, ils ont été confrontés à une expérience d’angoisse en ce qu’ils ne pouvaient pas nommer un environnement qui leur était étranger.

Nommer permet de maîtriser l’expérience d’angoisse qui surgit quand nous nous trouvons confrontés à de l’inconnu. Nommer permet de donner sens et de rendre familier l’inconnu.

Les colons, les femmes et les hommes réduits en esclavage et déportés aux Antilles, n’étaient pas dans la même position pour nommer cet environnement étranger.

-Les colons, qui venaient de France avaient gardé les assises symboliques acquises dans les sociétés d’où ils venaient. Dans les colonies, ils avaient socialement le pouvoir de nommer. Ils l’ont fait avec des noms qui leur étaient familiers, pour les lieux (noms de saints du calendrier catholique, Saint-Pierre, Sainte-Marie, Saint-Joseph etc… ou de lieux de France (tel que « Chambord » nom d’une campagne du Lamentin qui est le nom d’un château d’un roi de France) ; pour les fruits (à partir de la couleur ou de l’aspect qui évoquaient des fruits qu’ils connaissaient2) etc…

– Les femmes et les hommes réduits en esclavage et déportés aux Antilles comme marchandises, étaient privés des repères symboliques (langues, noms, religions, rituels pour accueillir un enfant, pour passer de l’enfance à l’adolescence, rituels concernant les morts) qui fondaient leur humanité dans les sociétés africaines d’où ils venaient. Pour elles et pour eux qui n’étaient pas en position pouvoir de nommer, cette expérience d’angoisse a été un traumatisme.

Le traumatisme auquel je me réfère ici a été causé par les conditions inédites de la colonisation esclavagiste qui a donné naissance à la société martiniquaise. La perte brutale de leurs références symboliques humanisantes a confronté les femmes et les hommes réduits en esclavage et déportés aux Antilles, à une expérience innommable parce que la fonction symbolique du langage leur a fait défaut pour lui donner sens. Ce qui pour certains, a entraîné des états de sidération et de d’angoisse massive.

« Quelque chose » de l’esclavage et de la colonisation est ainsi resté hors mots, en manque de la symbolisation qui aurait permis que ça s’inscrive dans le passé pour en constituer la mémoire. « Le gros problème c’est que nous n’avons jamais fait le deuil de cette période »3.

Marqués par ce traumatisme en dépit de la situation coloniale d’extrême violence qui visait à les déshumaniser, les femmes et les hommes réduits en esclavage ont réussi à se maintenir comme humains : ils ont parlé. Dans l’extrême violence des relations coloniales entre les maîtres et les esclaves, une langue s’est structurée: la langue créole. Rapidement semble t’il – en moins de 50 ans disent certains spécialistes – au cours de la traite puis sur la bitasion4, par la mise en contact de façon inégalitaire et durable des parlers populaires français des maîtres et de ce qui restait des langues d’Afrique qu’avaient parlées les femmes et les hommes réduits en esclavage et déportés aux Antilles.

Nomination coloniale des êtres qui parlent.

Le projet de déshumanisation des esclaves lié à la colonisation esclavagiste racialisée (CER) nécessaire à la première mondialisation du capitalisme, a inauguré dans la société coloniale, un mode de nomination devenu banal et dont les conséquences importantes sont en général méconnues.

Avec cette nomination les mots noir et blanc ont perdu leur fonction symbolique de représentation, pour devenir des signes désignant des êtres qui parlent : les Noirs, les Blancs. La valeur des humains ne tenait pas tant à ce qu’ils pouvaient dire, mais à la valeur imaginaire de la couleur de peau qui leur était attribuée dans le système colonial esclavagiste racialisé. Les colons devenus les Blancs et les esclaves les Noirs, se sont trouvés ainsi désignés sur une échelle hiérarchique (les Blancs en haut de cette échelle, les Noirs en position inférieure de déchet) qui allait fonder une organisation sociale coloniale ségrégative.

Une nomination qui privilégie ce qui se voit de quelqu’un est une nomination qui pervertit la dimension symbolique du langage qui fonde notre humanité.

Le privilège donné à la couleur de la peau pour nommer des êtres qui parlent est le poison que la colonisation esclavagiste racialisée (CER) a légué aux femmes et aux hommes dont les histoires singulières ont eu à s’inscrire dans l’histoire de cette colonisation esclavagiste.

Pourquoi cette nomination est-elle un poison ?

Parce qu’elle exerce une violence majeure sur les supports symboliques à partir desquels un humain peut parler et soutenir un désir en son nom. Elle vise à réduire des êtres qui parlent à des êtres regardés.

Cette nomination qui met le regard en position centrale a plusieurs conséquences5.

– sur l’image de soi qui est mal assurée et attend sans cesse un regard des autres qui pourrait la faire considérer.

– dans le même temps le regard des autres, attendu pour assurer l’image, se trouve chargé d’un pouvoir qui marque les relations de suspicion.

C’est à partir de cette colonisation que la nomination par la couleur de peau, devenue banale aujourd’hui, est apparue dans le vocabulaire français. Nous savons à quel point les différences de couleur de peau continuent d’être privilégiées dans les relations en Martinique. Nous en connaissons de nombreux exemples. Dans la façon de nommer une couleur de peau, « la peau sauvée », « chapée » ; dans la question inquiète des mères à la naissance d’un enfant « Es i bien sôti ? » ; une femme que j’ai reçue à la maternité a choisi d’abandonner son enfant qui aurait pu avoir la couleur de peau de l’homme dont elle était enceinte … couleur qui était dégradante pour sa mère qui avait choisi les hommes avec lesquels elle avait eu des enfants, pour que ceux-ci aient une « belle » couleur ; les familles où la différence entre une lignée est valorisée parce que plus claire de peau et l’autre dépréciée parce que de couleur plus foncée etc…

Césaire6, Damas7, Fanon8 entre autres, ont parlé de l’expérience subjective de honte liée à cette dépendance exacerbée au regard des autres. Ce qui est important avec ces écrivains c’est qu’ils n’ont pas accepté de réduire le mot « nègre » à une injure. Ils l’ont « ramassé » pour le faire fonctionner dans une dimension symbolique pour nourrir leurs pensées et élaborer leurs réflexions.

À travers les vidéos et réseaux sociaux, peut s’entendre un appel adressé aux adultes par certain.e.s de celles et ceux qui ont participé au déboulonnage des statues de Schoelcher.

La réalité des faits historiques rappelés par les historiens – en particulier par Gilbert Pagot – à propos de l’action abolitionniste de Schoelcher, ne semble pas suffire à modifier une image qui fait de lui le responsable du vote de l’indemnisation des colons à l’abolition de 1848. La réalité historique ne suffit pas à rendre compte de la fixité inébranlable d’une représentation à travers les siècles. Cela pose la question de la mémoire.

-Mémoire et histoire.

Si les connaissances que nous apportent l’histoire sont nécessaires pour mettre des mots là où l’histoire officielle prétend faire taire, elles ne suffisent pas à participer de la mémoire au sens que lui donne la psychanalyse.

Il y a quelque chose de paradoxal dans ce que la psychanalyse peut nous apprendre de la mémoire : la conscience et la mémoire s’excluent. Ne peut prendre place dans le passé et faire mémoire, que ce qui a pu s’inscrire dans l’inconscient. Et ne peut s’inscrire dans l’inconscient que ce qui a pu être mis en mots. Mettre en mots des évènements douloureux, en parler, permet de les symboliser pour rendre possible le refoulement qui permet de les situer dans le passé. Ce qui a pu être refoulé n’est pas oublié. Il peut faire retour à travers des manifestations de langage qui viennent troubler nos propos conscients : rêves, lapsus, oublis de noms ou symptômes.

Quand les évènements qui entraînent une souffrance psychique n’ont pas pu se dire, un autre mécanisme de défense, le déni est mis en jeu au niveau inconscient de notre réalité psychique. Avec le déni, un événement qui a causé une souffrance psychique et n’a pas pu être parlé, ne peut pas s’inscrire dans un passé. Il garde dans le présent la virulence active d’un traumatisme.

Plusieurs éléments ont pu participer à l’institution d’un déni collectif de la CER et entretenir les conséquences d’un traumatisme colonial en Martinique : le fonctionnement perverti de la dimension symbolique du langage par le privilège donné à des différences de couleur de peau pour nommer des êtres parlants ; la mise en place d’un enseignement scolaire où l’accès à la langue française excluait l’histoire coloniale ainsi que la langue créole que la majorité des enfants parlaient dans leurs familles ; la mondialisation de la production capitaliste et de la consommation grâce à la puissance des moyens technologiques. Les conséquences en sont différentes pour chacun.e en fonction dont son histoire singulière aura pu s’inscrire dans l’histoire coloniale fondatrice de la société martiniquaise.


Le déni porte sur un savoir qui coexiste selon deux logiques hétérogènes et contradictoires qui peuvent se résumer en une phrase « Je sais bien, mais quand même »9.

– L’une « Je sais bien que l’esclavage a existé ».

– L’autre, clivée de la précédente coexiste avec elle « Mais quand même il n’a pas existé ». Le déni concerne ce qui faute de mots pour le symboliser et le refouler n’a pas pu s’inscrire. Ce « quelque chose » de l’esclavage fonctionne dès lors hors symbolisation, laisse persister une souffrance liée à un traumatisme qui abolit le temps et dont les retours ne cessent pas de hanter la réalité sociale actuelle.

Nous en avons plusieurs exemples : Habitation Leyritz un temps transformé en hôtel où les chambres étaient d’anciennes cases d’esclaves. Ossements de corps d’esclaves sans sépultures, retrouvés dans le sable de plages et que les enfants utilisent comme ballons de football ou dans le sable de certaines constructions. Bateau négrier représenté au carnaval de Fort- de – France en 2018. Interrogé par un journaliste, un homme répond : « Oui c’est un bateau négrier. Nous allons faire le plein. Nous allons chercher des esclaves…Pourquoi avoir choisi ce thème ? parce qu’on prend avec humour ce qui s’est passé à cette époque là et surtout pour ne pas oublier la libération qui a eu lieu il y a 150 ans… ». Reconstitution d’un marché aux esclaves en Guadeloupe il y a quelques années au cours duquel certains spectateurs se sont mis à renchérir sur les prix de vente des « esclaves ».

C’est à partir de ce traumatisme que les femmes et les hommes réduits en esclavage et déportés d’Afrique, ont eu à soutenir leur dignité d’êtres humains10 en créant la langue créole dans la relation à leurs maîtres.

Kouté pou tenn, tenn pou konprenn. Pawol pa ni koulè.

Nous devons à ces ancêtres d’avoir pu maintenir leur dignité d’êtres humains dans des relations ensauvagées par la violence coloniale. Plusieurs de celles et ceux des générations suivantes nous ont laissé des traces écrites de leurs efforts.

Nous avons maintenant à faire notre part. Difficile et complexe elle est nécessaire pour nous dégager d’une compulsion qui fait de nous des êtres humains qui ne cessent de répéter en boucle les épisodes douloureux de l’histoire fondatrice de la société antillaise, pour nous dégager de la perversion des conditions symboliques qui nous a été léguée par le mode de colonisation esclavagiste inédite qui a structuré la société, pour maintenir notre dignité d’êtres parlants et enfin parler en notre nom.

La CER qui a créé la société martiniquaise nous contraint à une tâche inédite : inventer. Inventer une solution qui prenne en compte les conséquences de la déshumanisation liée à la première mondialisation du capitalisme marchand, celles de la perversion coloniale de la dimension symbolique du langage, celles de la mondialisation de l’économie de marché qui nous gave d’objets de consommation.

Cette part, notre part, est rendue difficile et complexe dans un monde de plus en plus technicisé où les algorithmes des technologies de l’information détruisent les conditions symboliques introduites par le langage qui sont nécessaires à notre pensée.

Pour prendre en compte la complexité de la tâche et effectuer notre part, il nous reste à nous casser la tête… « C’est d’une remontée jamais vue que je parle… »11.


Jeanne Wiltord

Psychiatre, psychanalyste.

Cénacle- Festival culturel de Fort-de-France

Juillet 2020



1 Écoute pour entendre, entend pour comprendre. La parole n’a pas de couleur.

2 Voir Véronique Hélénon, sur le blog de Médiapart.

3 Voir le film La Guadeloupe une colonie française ?

4 Bitasion est le nom créole aux Antilles de la Plantation.

5 Wiltord Jeanne, Mais qu’est-ce que c’est donc un noir ? Essai psychanalytique sur les conséquences de la colonisation des Antilles, Ed. des Crépuscules, 2019.

6 Césaire Aimé, Cahier d’un retour au pays natal.

7 Damas Léon-Gontran, Black label et autres poèmes.

8 Fanon Frantz, Peau noire masques blancs.

9 Mannoni Octave, psychanalyste.

10 Wiltord Jeanne, « Les békés maîtres et pères ? » intervention au Cénacle, de Fort-de-France,

11 Césaire Aimé, La tragédie du Roi Christophe.