À propos de « Suzanne Césaire. Archéologie littéraire et artistique d’une mémoire empêchée »

— Par Rodolf Etienne —

Le vendredi 10 janvier dernier, la médiathèque de Sainte-Luce accueillait une rencontre littéraire autour de l’œuvre de Suzanne Césaire proposée par le Club Soroptimist Diamant les Rivières et accueillant l’universitaire Anny-Dominique Curtius, auteure de l’ouvrage « Suzanne Césaire. Archéologie littéraire et artistique d’une mémoire empêchée ». Un moment riche d’enseignements et de partage autour d’une œuvre et d’un patrimoine qui subjugue et passionne de plus en plus et qui tend, au fil des études et des recherches, à retrouver sa place dans le panthéon littéraire martiniquais.

Pour ceux et celles qui s’intéressent à la littérature antillaise et singulièrement à la littérature martiniquaise, la figure de Suzanne Césaire pose de nombreuses interrogations. Son œuvre, brève, fulgurante, empêchée, a posé tout de même les bases du renouveau de la littérature antillaise et martiniquaise. Trop longtemps méconnue, masquée par l’aura quasi démiurgique de son mari, Aimé Césaire,  son legs suscite aujourd’hui, plus d’une cinquantaine d’années après sa mort, un regain d’intérêt de la part de nombreux universitaires, artistes ou critiques littéraires. Pour le plus grand bonheur des autres passionnés, heureux de s’enrichir de cette quête inaboutie vers la mémoire retrouvée, quête encore à mûrir, encore à satisfaire, encore à explorer.

Anny-Dominique Curtius,  enseignante-chercheure en études francophones et en théorie culturelle à l’université d’Iowa, aux Etats-Unis, a consacré une partie de ses recherches à l’œuvre de Suzanne Césaire, nous restituant, à travers l’ouvrage « Suzanne Césaire. Archéologie littéraire et artistique d’une mémoire empêchée » aux Éditions Karthala, publié en 2020, le fruit de son travail. Un ouvrage au ton fondamentalement universitaire avec une sensibilité particulière, presqu’une poésie de  caractère, qui lui donne une tonalité unique. Et, sur cette question de la poésie de caractère, le titre déjà en dit long, imprégné de nuances subtiles mais éloquentes. L’autrice explique qu’il s’est agi pour elle, au préalable, d’une « angoisse de la méthode », puis d’une « poursuite de l’esthétique du fragment ». Le trouble est clair, on le comprend. Cela à cause des sources, si tellement nécessaires, mais si difficiles à regrouper pour le cas. Anny-Dominique Curtius explique encore : « J’ai dû fouiller comme un archéologue… ». Suzanne Césaire pas facile à suivre… C’est que sa présence a été occultée pendant longtemps, son patrimoine oubliée. Faut-il rappeler que sa seule pièce connue, pour avoir été jouée, n’a jamais, à ce jour, été retrouvée. Anny-Dominique Curtius précise qu’elle a eu l’opportunité, la chance, de pouvoir interroger les deux comédiens de la pièce, jouée en 1952 dans plusieurs villes de la Martinique et dont Suzanne Césaire aurait assuré elle-même la mise en scène. Pour autant, nous dit encore Anny-Dominique Curtius, situant le début de sa démarche : « Il fallait passer par Aimé Césaire pour accéder à Suzanne Césaire… ».

« Prendre en charge ces trous de silence, les exposer, afin de construire une charpente analytique pertinente… »

La tâche n’est définitivement pas facile que de remonter le temps en direction de Suzanne Césaire. Pour le chercheur, tout reste à faire, et en premier lieu à constituer un corpus d’analyse fiable, fidèle. Des sources… Encore des sources… Toujours des sources… C’est le travail auquel s’est attaché Anny-Dominique Curtius, assembler une somme de documents utiles à l’avancée des débats à propos de l’œuvre et de la pensée de Suzanne Césaire. Des témoignages ponctuent l’ouvrage qui présente également quelques photographies de Suzanne Césaire, dont certaines inédites. Anny-Dominique Curtius précise encore que : « cet ouvrage analyse précisément les tactiques littéraires et artistiques complexes par lesquelles Suzanne Césaire circule entre ombre et lumière, entre lambeau et révélation épiphanique, entre exclusion et réhabilitation ». Une analyse qui se base sur une recherche interdisciplinaire, pour être plus authentique, plus en réalité avec la complexité du sujet, pour regrouper aussi, recoller, les sources, pour combler « les trous de silence » : « Il me faut prendre en charge ces trous de silence, les exposer, afin de construire une charpente analytique pertinente pour explorer (…) comment, dans la photographie, dans la littérature, au cinéma et au théâtre, elle est observée, réifiée, esquivée, racisée et magnifiée ». Il s’agit de montrer « que la pensée de Suzanne Césaire est multi-dimensionnelle, qu’elle sort des sentiers battus et qu’elle emprunte à la philosophie, à l’art, à l’histoire, à la littérature, à l’anthropologie et à la géographie pour explorer théoriquement la complexité de la Caraïbe ». Et Anny-Dominique CUrtius de nous mettre aussi en garde sur ce que n’est pas – ou pas encore – l’ouvrage : « Cet ouvrage n’est pas une biographie de Suzanne Césaire. Trop d’injonctions de silences l’entourent encore pour qu’une vraie biographie puisse exister ». Ce serait donc plutôt, comme le précise Anny-Dominique Curtius : « une archéologie littéraire et artistique par laquelle je décrypte les mécanismes de silence et de réhabilitation, et lui redonne le place fondamentale qu’elle a occupée au sein d’un moment clé de l’histoire littéraire antillaise : la revue « Tropiques 1941 – 1945) ».

Un ouvrage essentiel à posséder dans sa bibliothèque pour mieux comprendre l’engagement littéraire, féminin, culturel et artistique de Suzanne Césaire. Un ouvrage qui a pour ambition réussie de nous offrir une filiation si tellement nécessaire à notre mémoire collective et à notre mémoire littéraire.

Rodolf Etienne

 

Aperçu de 30 pages