—Par Marie-Hélène Léotin, ancienne Conseillère exécutive —
Lors des démarches pour la création de la Fondation de la Mémoire de l’Esclavage, créée en 2019, les responsables du projet avaient pris contact avec la CTM, pour un partenariat, pour envisager des actions en commun. Alfred Marie-Jeanne était Président du Conseil Exécutif. J’étais Conseillère exécutive en charge de la Culture et du Patrimoine. Nous avons refusé d’intégrer cette Fondation. Nous estimions que la mémoire de l’esclavage, telle qu’elle est vécue de l’autre côté de l’Atlantique, ne peut être celle des descendants d’esclavisés. On ne peut fusionner dans le même sac, d’un côté, l’Etat qui a institutionnalisé le système esclavagiste à travers le Code Noir, qui l’a ensuite aboli au moment où le système n’était plus rentable, et d’autre part, les descendants de ceux qui ont subi le crime. La mémoire ne peut fusionner le bourreau et la victime.
Adhérer à la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, réaliser des actions en commun, c’est laisser à d’autres, à la République, à l’Etat français, le soin de construire pour nous notre mémoire de l’esclavage. Il est temps que nous regardions notre histoire du dedans, et non à travers le prisme imposé par l’Etat français.
Notre histoire est partie intégrante de l’histoire de la Caraïbe et de l’Amérique des plantations. Elle vibre, à travers les luttes, les résistances, le marronnage, au même rythme que celle des autres peuples de la Caraïbe. Si la Martinique abolit le 23 mai 1848, officiellement (arrêté du Gouverneur), immédiatement, définitivement, c’est parce qu’il s’est passé quelque chose ici, en Martinique, à savoir l’insurrection armée des esclaves la veille au soir, à Saint-Pierre (22 mai). Les esclaves contrôlaient, armes au poing, la ville de Saint-Pierre ce soir-là. C’est aussi parce qu’il s’est produit quelque chose, près d’un demi-siècle auparavant, dans un autre pays de la Caraïbe, à savoir l’abolition et la proclamation de l’indépendance d’Ayiti ; et c’est la grande crainte des colons et autres gouverneurs de la colonie, représentants de l’Etat français : il ne faut pas perdre la colonie de Martinique, comme cela s’est passé en 1804 à Saint-Domingue (future Ayiti).
Le gouverneur Rostoland est clair à ce sujet, dans sa lettre du 28 mai 1848 à destination du Ministre de la Marine et des Colonies : « La transformation sociale de la Martinique est opérée. J’ai dû proclamer l’émancipation générale des esclaves dans cette colonie pour y arrêter l’anarchie, l’incendie, le meurtre et le pillage. Secoué par une forte tempête, le vaisseau a beaucoup souffert ; mais j’ai réussi à le conduire au port. A la France maintenant de le réparer ou de l’abandonner complètement. Il ne faut plus de demi-mesures. »
Je rappelle qu’aucun des décrets d’abolition signés par une quelconque République française, n’a été appliqué en Martinique : ni celui de la Première République, sous la Convention (4 février 1794), ni celui de la Deuxième République, sous le Gouvernement Provisoire (27 avril 1848).
En 1794, les colons esclavagistes, membres du Parti de la campagne, avec à leur tête Louis-François Dubuc, organisent un soulèvement royaliste contre la République française et livrent la Martinique aux Anglais qui occupent notre pays de mars 1794 à mars 1802 (Traité d’Amiens qui restitue la Martinique, Tobago et Sainte-Lucie à la France). Nous sommes sous domination anglaise, le décret d’abolition de la Convention française n’a jamais été appliqué chez nous, à la différence de la Guadeloupe qui va organiser la résistance (la guerre de la Guadeloupe), avec le commandant Delgrès, l’officier Ignace, le capitaine Massoteau, en mai 1802, lorsque Napoléon Bonaparte va rétablir l’esclavage.
En 1848, au mois de mai, personne en Martinique n’est encore au courant du décret du 27 avril du Gouvernement Provisoire abolissant l’esclavage, à l’initiative de Victor Schoelcher. L’acte fondateur de la liberté pour nos ancêtres est l’arrêté du Gouverneur Rostoland. C’est bien l’entrée en scène des esclaves qui déclenche l’acte porteur de progrès et d’humanité, contre la barbarie esclavagiste.
Aujourd’hui, en Martinique, la date du 27 avril passe presqu’inaperçue. Par contre, on connaît la ferveur populaire, ce sentiment de fierté, lors des commémorations du 22 mai.
Lorsque Perrinon arrive avec le décret d’abolition du 27 avril 1848, il débarque le 3 juin en Martinique. Il trouve un pays où les esclaves sont déjà libres, officiellement. L’histoire a avancé. Perrinon doit modifier le décret qui disait : « L’esclavage sera aboli dans les colonies françaises, deux mois après la promulgation du présent décret ». Le futur est souligné par nous. L’abolition était prévue début août, afin de terminer la récolte et la fabrication du sucre. Le décret du 27 avril n’a jamais été appliqué en Martinique, tel qu’il a été voté par le Gouvernement français.
Ce n’est pas la République qui a aboli l’esclavage, cette même République qui, quelques années plus tard, décrétait le travail forcé en Afrique. L’abolition de l’esclavage est le fruit d’un long processus qui s’étale sur près d’un siècle dans notre région des Caraïbes et des Amériques. C’est un ensemble de faits, de circonstances, d’évolutions techniques, de difficultés économiques, de contradictions au sein de la société avec la montée en puissance des gens de couleur libres, qui ont permis la déstabilisation du système esclavagiste, avec l’intervention déterminante des masses esclaves, le 22 mai 1848.
Il est temps de commencer à écrire notre histoire, et à ne pas laisser aux chasseurs le soin d’écrire l’histoire des lions.
Je terminerai avec cette analyse de Silvia Marzagalli, professeur d’histoire moderne à l’Université de Nice-Sophia Antipolis :
« En France, l’abolition de 1848 est immédiate. Toutefois, l’abolition étant présentée comme un don de la République (le fameux tableau de Biard), les anciens esclaves sont par là même placés dans la situation de devoir se montrer dignes de la citoyenneté qu’on leur accorde gracieusement. Inégalités et racisme perdurent bien au-delà des abolitions…
Etymologiquement, la notion de commémoration renvoie à une mémoire commune, partagée. Or, la mémoire de l’esclavage n’est pas la même en métropole et dans les DOM-TOM. Pour une partie importante de la population métropolitaine, l’esclavage n’est pas inscrit dans la mémoire (l’esclavage n’existe pas en France à cette époque, le sol de France affranchit), l’esclavage doit constituer l’objet d’un apprentissage, ce qui n’est pas le cas des communautés antillaises pour qui les plaies de l’esclavage sont encore dramatiquement ressenties.
Ainsi en 1998, les initiatives métropolitaines ont attribué le décret d’émancipation à Victor Schoelcher et ont inscrit cette victoire dans la filiation de la pensée des Lumières – abbé Raynal en tête – et de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789. Elles oublient facilement au passage la première abolition de 1794 et son rétablissement par Bonaparte en 1802, et le fait que pendant deux siècles la prospérité française a reposé en partie sur l’existence de l’esclavage.
Aux Antilles, la date de 1848 est davantage lue comme une étape dans l’histoire séculaire de la résistance à l’esclavage, qui tend à mettre en avant le rôle joué par les populations de couleur plutôt que les visées philanthropiques des hommes de la métropole. La mémoire de l’esclavage s’inscrit ainsi autour de la figure emblématique de l’esclave marron.
Si l’enjeu mémoriel est si délicat aujourd’hui, c’est que le processus d’émancipation de 1848 s’est largement fait au prix de l’oubli de la mémoire collective de l’esclavage, et au profit de l’exaltation des bienfaits de la mère-patrie libératrice. Au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, il convenait d’effacer de la mémoire commune tout ce qui heurtait ces valeurs. L’émancipation, en imposant aux anciens esclaves l’adoption de nouveaux noms de famille, en accordant l’amnistie aux esclaves fugitifs, a été lue comme un processus unilatéral dans lequel aucun espace n’a été accordé aux esclaves eux-mêmes, objets passifs de la générosité métropolitaine. Les bases d’une mémoire collective partagée entre Français de métropole et descendants d’esclaves n’ont jamais été jetées. »
(Comprendre la Traite négrière atlantique, SCEREN, CRDP Aquitaine, 2009)
Le séjour de Jean-Marc Ayrault, Président de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, en Martinique, au moment de la commémoration du 22 mai à Saint-Pierre (2023), est édifiant. On lui pose une question sur les rues qui portent des noms d’esclavagistes. Il prend l’exemple de Colbert, en disant que Colbert était un grand ministre dans l’histoire de la France ; il suffit de mettre une plaque qui précise les aspects positifs et les aspects négatifs. Oui, mais le problème, c’est que l’histoire de la France n’est pas l’histoire de la Martinique. Colbert a été un grand ministre parce qu’il a permis l’enrichissement de la France par le commerce, mais cet enrichissement s’est fait par le renforcement du système esclavagiste à travers le Code Noir. Cet enrichissement s’est fait au prix de sacrifices immenses demandés aux populations des colonies qui subissaient la barbarie de l’esclavage. Colbert ne peut pas être un grand personnage, aux yeux des Martiniquais. C’est ce que j’appelle l’étude de l’histoire du dedans. On ne peut pas tout mélanger. De même, pour Napoléon Bonaparte. C’est un grand personnage dans l’histoire de France, en permettant la consolidation des acquis de la Révolution, en mettant en place le Code Civil, les lycées, la Banque de France. Mais c’est Napoléon qui a rétabli l’esclavage, dans mon histoire. Si la France devient une grande nation, en concurrence avec l’Angleterre, qui se lance dans la révolution industrielle, c’est toujours au prix de sacrifices immenses demandés à mes ancêtres pour l‘enrichissement et la puissance de la France dans le monde.
Les statues de la France ne peuvent pas être mes statues. Les noms de rues de la France ne peuvent pas être mes noms de rues. Les symboles de la France, les représentations mentales de la France, l’imaginaire de la France ne peuvent pas relever de mon imaginaire. Encore une fois, on ne peut pas tout mélanger. Sinon, nous resterons dans une éternelle schizophrénie.
Marie-Hélène Léotin, ancienne Conseillère exécutive