La « lexicographie borlette » du MIT Haiti Initiative n’a jamais pu s’implanter en Haïti dans l’enseignement en créole des sciences et des techniques
— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
À la mémoire de Pradel Pompilus,
pionnier de la lexicographie créole
et auteur, en 1958, du premier « Lexique créole-français »
(Université de Paris).
En hommage posthume à André Vilaire Chery, éclaireur avisé et rigoureux de la lexicographie haïtienne contemporaine, auteur du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » (tomes 1 et 2, Éditions Édutex, 2000 et 2002).
« (…) il n’est pas de production de connaissance robuste et fiable hors du collectif de scientifiques qui s’intéressent aux mêmes objets, faits et questions. La connaissance scientifique doit être mise à l’épreuve et vérifiée par des collègues ou pairs compétents, à savoir ceux qui sont préoccupés par les mêmes questions ou sont pour le moins familiers de la démarche scientifique concernant la matière spécifique (…). » (« Les sciences et leurs problèmes : la fraude scientifique, un moyen de diversion ? », par Serge Gutwirth et Jenneke Christiaens, Revue interdisciplinaire d’études juridiques 2015/1 (Volume 74.)
La lexicographie haïtienne –sur ses versants français et créole–, est une discipline relativement jeune puisqu’elle remonte aux travaux pionniers du linguiste Pradel Pompilus, auteur notamment du premier « Lexique créole-français » (Université de Paris, 1958). Comme nous l’avons établi dans notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juillet 2022), la lexicographe haïtienne a produit au fil des ans 64 dictionnaires et 11 lexiques, soit un total de 75 ouvrages édités pour la plupart au format papier. Ces ouvrages, en grande partie publiés aux États-Unis, sont de valeur inégale et seuls dix d’entre eux ont été élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Les données d’enquête dont nous disposons attestent que ces ouvrages, sauf de très rares exceptions, ne sont pas connus des enseignants, en particulier parmi les enseignants de créole.
Pour bien comprendre les raisons ayant conduit au constat que la « lexicographie borlette » du MIT Haiti Initiative n’a jamais pu s’implanter dans l’enseignement en créole des sciences et des techniques en Haïti, il y a lieu, au préalable, de fournir au lecteur non-linguiste un éclairage conceptuel sur plusieurs notions. Il s’agira également d’illustrer les caractéristiques des lexiques et dictionnaires qui sont d’un côté conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle et, d’un autre côté, ceux qui ont été élaborés en dehors de ce socle méthodologique. L’enjeu de fond est de circonscrire adéquatement le rôle didactique des dictionnaires et des lexiques créoles dans l’aménagement et l’usage du créole au creux de l’apprentissage scolaire et de montrer pourquoi toute la lexicographie haïtienne doit rigoureusement s’arrimer à méthodologie de la lexicographie professionnelle.
Tout d’abord, en quoi consiste la lexicographie et la « lexicographie borlette » ? Auteure du réputé « Multidictionnaire de la langue française » (Éditions Québec/Amériques, 6ème édition, 2015), la linguiste québécoise Marie-Éva De Villers nous enseigne que « La lexicographie est la branche de la linguistique appliquée qui a pour objet d’observer, de recueillir, de choisir et de décrire les unités lexicales d’une langue et les interactions qui s’exercent entre elles. L’objet de son étude est donc le lexique, c’est-à-dire l’ensemble des mots, des locutions en ce qui a trait à leurs formes, à leurs significations et à la façon dont ils se combinent entre eux » (Marie-Éva De Villers, « Profession lexicographe », Presses de l’Université de Montréal, 2006). Nous entendons par « lexicographie borlette » toute activité de conceptualisation et de production de lexiques et de dictionnaires ciblant le créole, qui ont été élaborés de manière erratique et fantaisiste en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. En ce qui a trait aux lexiques et aux dictionnaires bilingues, la « lexicographie borlette » se caractérise également par la production d’équivalents néologiques « créoles » opaques ou a-sémantiques, fantaisistes et souvent non conformes au système morphosyntaxique du créole.
Tableau 1 / Exemples de lexiques et de dictionnaires élaborés en dehors
de la méthodologie de la lexicographie professionnelle
Titre de l’ouvrage |
Auteur(s) |
Éditeur |
Année de publication |
Diksyonè kreyòl Vilsen |
Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint |
Éduca Vision |
1994 [2009] |
Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 |
Emmanuel Védrine |
Védrine Creole Project [?] |
2000 |
Diksyonè kreyòl karayib |
Jocelyne Trouillot |
CUC Université Caraïbe |
2003 [?] Date non formellement mentionnée |
Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative |
MIT – Haiti Initiative |
MIT – Haiti Initiative |
2015 [?] Date non formellement mentionnée |
Le tableau 1 identifie quelques lexiques et dictionnaires ciblant le créole et qui ont été élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Sur le plan lexicographique, quelles sont leurs principales caractéristiques ?
Tableau 2 / Principales caractéristiques d’ouvrages élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle (échantillon de 4 publications)
Titre de l’ouvrage |
Auteur(s) |
Catégorie |
Principales caractéristiques lexicographiques |
Diksyonè kreyòl Vilsen |
Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint |
Dictionnaire unilingue créole Accès Web uniquement |
Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. Certaines rubriques comprennent des notes explicatives. |
Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 |
Emmanuel Védrine |
S’intitule « leksik » alors qu’il est un glossaire unilingue créole |
De nombreuses entrées (« mots vedettes ») sont des slogans ou des séquences de phrases ou des proverbes. De nombreuses entrées ne sont pas des unités lexicales. Incohérence, insuffisance ou inadéquation des rares définitions. |
Diksyonè kreyòl karayib |
Jocelyne Trouillot |
Dictionnaire unilingue créole au format papier uniquement |
Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. De nombreuses entrées (« mots vedettes ») ne sont pas des unités lexicales, ce sont plutôt des noms propres ou des toponymes |
Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative |
MIT – Haiti Initiative |
Lexique bilingue anglais-créole
Accès Web uniquement |
Équivalents créoles souvent fantaisistes, erratiques, a-sémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole |
À l’opposé de ces ouvrages lourdement déficients au plan méthodologique, la lexicographie créole a produit plusieurs ouvrages en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle.
Tableau 3 / Ouvrages lexicographiques (lexiques et dictionnaires) élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle
(10 ouvrages sur un total de 75 publiés entre 1958 et 2022)
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Henry Tourneux, Pierre Vernet et al. |
1976 |
Éditions caraïbes |
and II) |
Albert Valdman (et al.) |
1981 |
Creole Institute Bloomington University |
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Henry Tourneux |
1986 |
CNRS/ Cahiers du Lacito |
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Pierre Vernet, B. C. Freeman |
1988 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
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Pierre Vernet, B. C. Freeman |
1989 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
|
Bryant Freeman |
1989 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
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André Vilaire Chery et al. |
1996 |
Hachette-Deschamps / ÉDITHA |
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André Vilaire Chery |
2000 |
Éditions Édutex |
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André Vilaire Chery |
2002 |
Éditions Édutex |
|
Albert Valdman |
2007 |
Creole Institute, Indiana University |
La comparaison des données analytiques contenues dans les tableaux 2 et 3 est fort éclairante par l’illustration des principales caractéristiques des lexiques et des dictionnaires élaborés de manière erratique et dont le contenu n’est pas conforme aux règles de la méthodologie professionnelle. C’est le lieu de rappeler que la lexicographie est une activité scientifique fortement codifiée, elle s’élabore dans l’ancrage sur un socle méthodologique modélisé qui en garantit la scientificité et la crédibilité. Ainsi les dictionnaires et lexiques présentés au tableau 3 sont de grande qualité scientifique : ils mettent tous en œuvre le même cadre méthodologique qui consiste (1) à définir le projet éditorial et les usagers-cibles visés ; (2) à identifier les sources du corpus de référence en vue de l’établissement de la nomenclature ; (3) à procéder à l’établissement de la nomenclature des termes retenus à l’étape du dépouillement du corpus de référence ; (4) et, exception faite des lexiques qui ne comprennent pas de définitions, à procéder au traitement lexicographique des termes de la nomenclature et à la rédaction des rubriques (définitions, notes) dans le cas des dictionnaires.
Le rôle des dictionnaires unilingues et bilingues dans l’apprentissage scolaire –à l’instar de celui des lexiques–, est bien connu et amplement décrit par nombre de chercheurs : ils sont des outils d’apprentissage de la langue elle-même, ils sont également des outils d’accompagnement dans le processus du transfert de connaissances (voir entre autres Jean-Claude Boulanger, de l’Université Laval, « Du côté de la petite histoire des dictionnaires scolaires modernes », dans Danielle Candel et François Gaudin, Mont-Saint-Aignan (France) – Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2006 ; René Lagane, « Les dictionnaires scolaires : enseignement de la langue maternelle », dans Franz Josef Hausmann, Oskar Reichmann, Herbert Emst Wiegang et Ladislav Zgusta (dir.), « Dictionnaires. Encyclopédie internationale de lexicographie II », Berlin/New York, Walter de Gruyter, 1990 ; Jean Pruvost, « Les dictionnaires d’apprentissage monolingues de la langue française (1856-1999) – Problèmes et méthodes », Les Dictionnaires de langue française. Dictionnaire d’apprentissage, dictionnaires spécialisés de la langue, dictionnaires de spécialité. Études de lexicologie, lexicographie et dictionnairique, Éditions Honoré Champion, collection « Bibliothèque de l’Institut de linguistique française », 2001).
En ce qui concerne la lexicographie haïtienne, peu d’ouvrages ont été élaborés dans l’ancrage sur un socle méthodologique modélisé qui en garantit la scientificité et la crédibilité (voir le tableau 3). Il reste un long et complexe chemin à parcourir en vue de l’élaboration du premier dictionnaire unilingue créole véritablement conforme à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Selon les données dont nous disposons, le premier dictionnaire scolaire bilingue français-créole a été élaboré par une équipe de lexicographes haïtiens compétents ; il s’agit d’un exceptionnel travail de recherche de haute qualité scientifique, mais il n’a pas encore été édité. Son arrivée prochaine sur le marché du livre scolaire sera incontestablement d’un grand apport à l’enseignement en langue maternelle créole comme à celui d’une compétente didactique du français langue seconde.
Parmi les obstacles majeurs que la lexicographie créole doit identifier et surmonter afin d’être utile et fonctionnelle dans le système scolaire haïtien, l’amateurisme, la « borlettisation banalisée » et le défaut de formation spécifique en lexicographie figurent en tête de liste. Tel qu’illustré au tableau 3, ils sont peu nombreux les linguistes qualifiés en lexicographie créole à avoir élaboré des œuvres de grande qualité. De manière générale et hormis les exceptions que nous avons identifiées, les lexiques et les dictionnaires répertoriés dans notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juillet 2022) n’ont pas été élaborés par des personnes formées et compétentes en lexicographie : il ne faut pas perdre de vue que dans aucun domaine scientifique la bonne volonté ne peut remplacer la compétence et la maîtrise des règles méthodologiques. L’un des traits majeurs de la jeune lexicographie créole est précisément l’amateurisme qui, lorsqu’il affiche des prétentions scientifiques de modélisation, aboutit au « naufrage lexicographique » et à l’« arnaque lexicographique ».
C’est très précisément l’amateurisme préscientifique qui caractérise le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » et qui lui confère la médaille non olympique de l’« arnaque lexicographique ». Son évaluation analytique est riche d’enseignements, notamment en ce qui a trait au CRITÈRE DE L’EXACTITUDE DE L’ÉQUIVALENCE LEXICALE CONJOINT À CELUI DE L’ÉQUIVALENCE NOTIONNELLE : CE CRITÈRE MAJEUR PLACÉ AU CENTRE DE TOUTE RIGOUREUSE DÉMARCHE LEXICOGRAPHIQUE ET TERMINOLOGIQUE EST ABSENT DANS UN GRAND NOMBRE DE PSEUDO ÉQUIVALENTS « CRÉOLES » DE CE « GLOSSARY ». En voici quelques exemples :
Tableau 4 / Échantillon de pseudo équivalents « créoles » provenant
du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »
Termes anglais |
Équivalents « créoles »** |
bar graph |
grafik ti baton [1,2,3] |
accumulation |
antipilasyon [1,2,3] |
atomic packing |
makonn atomik [1,2,3] |
air resistance | rezistans lè [1,3,4] |
air track | pis kout lè // pis ayere [1,2,3,4] |
and replica plate on | epi plak pou replik sou [1,2,3,4] |
escape velocity | vitès chape poul [1,3,4] |
multiple regression analysis | analiz pou yon makonnay regresyon [1,2,3,4] |
center of mass |
sant mas yo [1,2,3,4] |
checkbox |
bwat tchèk [1,2,3,4] |
flux meter |
flimèt [1,3,4] |
line integral |
entegral sou liy [1,2,3,4] |
how many more matings would you like to perform ? |
konbyen kwazman ou vle reyalize ? [1,4] |
peer instruction |
enstriksyon ant kanmarad [1,3,4] |
prior (conjugate) |
konpayèl o pa [1,2,3,4] |
seasaw prinsiple |
prensip balanswa baskil [1,2,3,4] |
spin angular momentum |
moman angilè piwèt [1,2,3,4] |
** [Remarques analytiques sur les équivalents « créoles »] : 1 = équivalent faux et/ou fantaisiste et/ou qui ne constitue pas une unité lexicale ; 2 = équivalent non conforme à la syntaxe du créole ; 3 = équivalent présentant une totale opacité sémantique ; 4 = équivalent dont la catégorie lexicale n’est pas précisée. Tel que précisé plus haut, le critère de l’exactitude de l’équivalence lexicale conjoint à celui de l’équivalence notionnelle » est un critère central de toute rigoureuse démarche lexicographique. Il est totalement absent du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » pour une évidente raison : les rédacteurs de cet ouvrage ne disposent d’aucune compétence universitaire et professionnelle avérée et vérifiable en lexicographie générale et encore moins en lexicographie créole, et certainement pas en rédaction scientifique et technique créole. Aucun des rédacteurs de ce « Glossary » n’a publié, au cours des trente dernières années, un quelconque texte en lien avec la lexicographie créole, et la lexicographie en tant que discipline spécifique de la linguistique n’est même pas enseignée au Département de linguistique du MIT qui pourtant abrite le MIT Haiti Initiative…
Tabeau 5 / Échantillon comparatif de quelques termes anglais suivis d’équivalents « créoles » provenant du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » suivis des équivalents français relevés dans le Grand dictionnaire terminologique (GDT*) de l’Office québécois de la langue française
Termes anglais |
Équivalents « créoles » |
Termes français |
Domaine d’emploi du terme |
bar graph |
grafik ti baton |
diagramme de barres [GDT*] |
chimie, chromatographie
|
air track |
pis kout lè ; pis ayere |
rail à coussin d’air [GDT*] |
chemin de fer |
escape velocity |
vitès chape poul |
vitesse de libération [GDT*] |
astronautique ; mécanique du vol dans l’espace |
multiple regression analysis |
analiz pou yon makonnay regresyon |
analyse de régression multiple [GDT*] |
statistique |
Les équivalents français relevés dans le Grand dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française indiquent bien que l’aire sémantique des termes anglais ne correspond pas du tout aux équivalents « créoles » bricolés par les rédacteurs du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » qui, il faut encore le rappeler, ne sont dépositaire d’aucune compétence connue en lexicographie créole. L’amateurisme qui caractérise cette production lexicographique borlettisée, pourvoyeuse d’un lexique en très grande partie opaque et incompréhensible du locuteur créolophone, s’explique donc principalement par l’ignorance totale des règles de base de l’équivalence notionnelle et lexicale (voir Annaïch Le Serrec et Janine Pimentel, « Équivalence en terminologie : repérage et validation en corpus parallèle et en corpus comparable », Observatoire de linguistique sens-texte Lexterm, Université de Montréal, 2010).
Les sirènes arnaqueuses du pseudo « modèle » Wikipedia/MIT Haiti Initiative
La promotion d’un pseudo « modèle » lexicographique essentiellement rachitique et pré-scientifique, de type Wikipedia, et celle d’une erratique « lexicographie borlette » au MIT Haiti Initiative –qui a bricolé dans un grand brouillard conceptuel le très médiocre « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »–, représentent un naufrage sur le chemin de l’établissement d’une lexicographie créole de haute qualité scientifique. Sur le site du MIT-Haiti Initiative, le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » est présenté en ces termes : « Kreyòl-English glosses for creating and translating materials in Science, Technology, Engineering & Mathematics (STEM) fields in the MIT-Haiti Initiative » / « Glossaires kreyòl-anglais pour la création et la traduction de matériel dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STEM) dans le cadre de l’initiative MIT-Haïti ». [Ma traduction]
L’aventureuse prétention du MIT-Haiti Initiative de fournir un « Glossaire » destiné à « la création et la traduction de matériel dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STEM) » s’apparie ainsi à une véritable « arnaque lexicographique » au creux de laquelle les rédacteurs-bricoleurs du fantaisiste « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », dépourvus de la moindre compétence connue en lexicographie créole, soutiennent frauduleusement mener une entreprise de néologie créole. En effet, l’élaboration du « Glossary » est présentée, sur le site du MIT – Haiti Initiative –au chapitre « Kreyòl-English glosses for creating and translating materials in Science, Technology, Engineering & Mathematics (STEM) fields in the MIT-Haiti Initiative »–, dans les termes suivants : « (…) l’un des effets secondaires positifs des activités du MIT-Haïti (ateliers sur les STEM, production de matériel en kreyòl de haute qualité, etc.) est que nous enrichissons la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique qui peut servir de ressource indispensable aux enseignants et aux étudiants. Ces activités contribuent au « développement lexical de la langue » créole. Il s’agit là d’une véritable « arnaque lexicographique » car aucun enseignant créolophone haïtien, aucun élève créolophone ne peut comprendre le sens nouveau attribué, dans les domaines scientifiques, aux équivalents « créoles » aussi opaques, a-sémantiques et fantaisistes que « palavire », « makonn atomik », « grafik ti baton », « entèferans fabrikatif », « an pwotonasyon », « pis kout lè », « pis ayere », « epi plak pou replik sou », « vitès chape poul », « analiz pou yon makonnay regresyon », « entegral sou liy »… Le soi-disant « nouveau vocabulaire scientifique » dont se réclame aventureusement le MIT Haiti Initiative a été bricolé en dehors de la méthodologie d’élaboration des néologismes dans le champ fortement normé de la néologie scientifique et technique (sur la néologie, ses concepts et sa méthode, voir Jean-Claude Boulanger (1989), « L’évolution du concept de néologie de la linguistique aux industries de la langue », paru dans Caroline De Schaetzen, dir. « Terminologie diachronique » (colloque « Terminologie diachronique », Bruxelles, 25-26 mars 1988), Paris : Conseil international de la langue française/Ministère de la communauté française de Belgique ; voir aussi « Présentation : néologie, nouveaux modèles théoriques et NTIC », par Salah Mejri et Jean-François Sablayrolles, revue Langages 2011/3, no 183 ; « Problématique d’une méthodologie d’identification des néologismes en terminologie », par Jean-Claude Boulanger, paru dans « Néologie et lexicologie : hommage à Louis Guilbert », coll. Langue et langage, Librairie Larousse, 1979 ; « Fondements théoriques des difficultés pratiques du traitement des néologismes », par Jean-François Sablayrolles, paru dans la Revue française de linguistique appliquée 2002/1 (vol. VII).) La notion de « néologie planifiée » et le dispositif méthodologique qui l’accompagne sont inconnus des bricoleurs d’équivalents « créoles » qui ont élaboré le médiocre « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » : en témoigne l’énoncé, sur le site du MIT Haiti Initiative, consigné au chapitre « Kreyòl-English glosses for creating and translating materials in Science, Technology, Engineering & Mathematics (STEM) fields in the MIT-Haiti Initiative ». À aucun moment, dans cet énoncé, n’est présenté le dispositif méthodologique d’élaboration des néologismes scientifiques et techniques créoles alors même que le MIT Haiti Initiative prétend, frauduleusement, que « nous enrichissons la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique »…
Pour résumer :
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Le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » a été bricolé dans un environnement universitaire avec l’aval complaisant et aveugle du Département de linguistique du MIT. Mais ses promoteurs, dépourvus de la moindre compétence connue en lexicographie générale et en lexicographie créole, n’ont produit jusqu’à présent aucune étude académique, aucun texte théorique de référence sur la lexicographie créole et encore moins sur la néologie créole.
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Cette absence généralisée mais banalisée de toute compétence connue en lexicographie créole au MIT Haiti Initiative est à l’origine d’une lourde lacune conceptuelle sur l’objet lui-même : le MIT Haiti Initiative a produit un lexique anglais-créole alors même qu’il le présente frauduleusement comme un « glossaire », contrairement aux fondements scientifiques et à la longue tradition de la lexicographie.
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Les rédacteurs-bricoleurs du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » accréditent un pseudo « modèle » lexicographique qui à l’analyse se révèle être un « modèle » essentiellement amateur, erratique, fantaisiste et pré-scientifique de type Wikipedia, qui ne respecte pas le protocole méthodologique de la lexicographie professionnelle. Le pseudo « modèle » lexicographique du MIT Haiti Initiative, qui se révèle à l’analyse la plus rigoureuse être essentiellement une « lexicographie borlette », appauvrit considérablement la créolistique. À l’échelle internationale, le pseudo « modèle » lexicographique Wikipedia/MIT Haiti Initiative n’est enseigné dans aucune université et il n’a fait l’objet d’aucune publication scientifique de référence.
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Les pseudo équivalents « créoles » du Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » sont en majorité fantaisistes, a-sémantiques, non conformes au système morphosyntaxique du créole. Ils ne sont pas conformes au principe de base de l’équivalence lexicale/équivalence notionnelle, ne peuvent pas être compris du locuteur créolophone et ne peuvent en aucun cas être utilisés dans l’enseignement des sciences et des techniques. Ils ne peuvent pas non plus être mis à contribution pour élaborer une compétente didactique du créole et encore moins pour assurer l’expansion de la didactisation du créole.
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Le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » fait la promotion d’une vision fantaisiste et arnaqueuse de la lexicographie créole et de la néologie scientifique et technique créole : la « lexicographie borlette », qui n’est enseignée dans aucun Département de linguistique/traduction/terminologie à travers le monde, y compris en Haïti où elle n’est pas reconnue sur le plan scientifique en dépit du fait que le MIT Haiti Initiative est adoubé par une puissante institution universitaire américaine connue pour ses recherches de pointe dans différents domaine scientifiques –sauf en lexicographie générale et en lexicographie créole.
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Il est hautement significatif que le bric-à-brac « lexicographique » du MIT Haiti Initiative tourne le dos et passe sous silence les travaux de recherche et les publications de toute la lexicographie haïtienne de 1958 jusqu’à 2023, notamment les travaux menés dans un cadre institutionnel haïtien – en particulier au Centre de linguistique appliquée devenu par la suite la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti–, par Pradel Pompilus, Pierre Vernet, Henry Tourneux, Bryant Freeman, André Vilaire Chery, Renauld Govain, Fortenel Thélusma…
Parus en Haïti dans le journal Le National entre juin 2020 et mai 2023, nos différents articles traitant de la lexicographie haïtienne –sur ses deux versants, français et créole–, exposent de manière explicite une communauté de vue avec les travaux des pionniers émérites de la créolistique et de la lexicographie haïtienne : Pradel Pompilus, Pierre Vernet, Henry Tourneux, Marie-Christine Azaël-Massieux, Dominique Fattier, Annegret Bollée, Georges Daniel Véronique, Frédéric Torterat, Albert Valdman. Notre réflexion lexicographique est également redevable des travaux de qualité élaborés par des chercheurs haïtiens ces dernières années : Renauld Govain, Lemète Zéphyr, Fortenel Thélusma, Pierre-Michel Laguerre, André Vilaire Chery… Sur le registre de la lexicographie haïtienne, nous avons publié entre juin 2020 et mai 2023 un total de 18 articles dans Le National et ces textes sont également parus sur divers sites Web en outre-mer (Potomitan, Montray kreyòl, Rezonòdwès, Fondas kreyòl, Madinin’Art). Plusieurs de ces articles ont été publiés sur le site de L’Observatoire européen du plurilinguisme (OEP) qui édite chaque mois La Lettre d’information de l’OEP. Destinée à ses 20 000 abonnés, La Lettre d’information de l’OEP est traduite bénévolement en allemand, anglais, arabe, bulgare, croate, espagnol, grec, italien, polonais, portugais, roumain et russe.
Une idée rassembleuse s’exprime en ces termes : il est indispensable et impératif que la réflexion multifacettes sur la lexicographie haïtienne soit poursuivie et approfondie par d’autres linguistes et lexicographes oeuvrant notamment sur le terrain en Haïti. La survenue d’une véritable école lexicographique haïtienne –fortement ancrée sur le socle méthodologique de la lexicographie professionnelle–, sera d’un apport majeur pour l’apprentissage en créole des savoirs et des connaissances.
Il ressort du dispositif analytique exposé dans le présent article que la « lexicographie borlette » promue par le MIT Haiti Initiative, selon les données dont nous disposons, n’a jamais pu s’implanter en Haïti pour l’enseignement en créole des sciences et des techniques : les enseignants, les didacticiens, les linguistes, les directeurs d’écoles, les rédacteurs de manuels scolaires créoles et les associations d’enseignants n’accordent aucun crédit scientifique et n’ont à aucun moment recommandé l’usage du médiocre « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » dans l’apprentissage scolaire en créole. Il faut en prendre toute la mesure et promouvoir –à contre-courant de la « lexicographie borlette » promue par le MIT Haiti Initiative–, un enseignement universitaire qualifiant ainsi que le recours systématique à la méthodologie de la lexicographie professionnelle (voir notre « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique » (Le National, 14 décembre 2021). Un tel plaidoyer doit s’inscrire dans une vision institutionnelle, celle de l’obligation qu’a l’État haïtien de soutenir de manière innovante le jeune programme de formation en traduction/lexicographie inauguré récemment à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti.
Montréal, le 3 juillet 2023